L’investigateur financier
Jean-francois Parent
2019-04-29 14:45:00
Le leader national de l’analyse de données informatiques chez KPMG Montréal ne fait pas qu’aligner les colonnes de chiffres.
« Il faut analyser les données, et ensuite construire un récit pour expliquer ce qui s’est réellement passé », explique le comptable de formation, entré chez KPMG voici un peu plus de 10 ans.
Les analyses textuelles (des employés ont-ils communiqué avec la concurrence?), financières (le multiple utilisé est-il le bon pour établir le prix de vente d’une entité?), ou juricomptables (l’associé d’une entreprise a-t-il pigé dans la caisse?), sont le pain et le beurre de Jack Martin et de son équipe.
Des millions de données
L’actionnaire minoritaire d’une compagnie par exemple, voulait savoir si son partenaire, actionnaire majoritaire, avait traficoté ses allocations de dépenses à son profit.
« Nous avons passé des milliers de transactions au crible, et établi des catégories de dépenses : corporatives, développement d’affaires, et les zones grises », soit les dépenses dont on n’était pas certain qu’elles relèvent du cadre commercial, relate Jack Martin.
L’analyse, minutieuse, de chacune des inscriptions aux livres au fil des ans, permet d’identifier certaines dépenses somptuaires, aux Bermudes, où la compagnie n’a pas d’activités…
« On interroge la personne en question sur les items qu’on ne peut pas corroborer, parfois elle plaide l’erreur de bonne foi, parfois elle peut justifier la dépense, et parfois elle admet avoir dépassé les bornes… »
Un travail qui permet au plaignant de négocier un règlement avec son ex-partenaire.
L’analyse de données basée sur les risques permet d’avoir une meilleure compréhension d’une situation, explique Jack Martin.
« Avec des outils de plus en plus performants, on peut se permettre de passer toutes les données au crible pour identifier celles qui posent problème », comme une dépense importante enregistrée aux Bermudes… On peut ensuite donner la mesure du problème qu’elle pose. Et ce, beaucoup mieux qu’avec l’échantillonnage, où l’on analyse une série d’opérations au hasard, poursuit-il.
« L’échantillonnage ouvre la porte à la contestation pendant les litiges », selon Jack Martin. La partie adverse aura le beau jeu de critiquer la méthodologie, la sélection des données pour faire les tests, leur extrapolation à l’ensemble des données…
Bref, l’expertise est meilleure, et plus facile à défendre.
Un « matheux »
Le diplômé de Concordia, qui a grandi dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce à Montréal, concède qu’il n’a jamais vraiment été quelqu’un de manuel.
Mais lorsqu’il a découvert les chiffres et les mathématiques, sa vision du monde a changé. Alors que les « matheux » avec qui il étudie, à la fin des années 1990, se destinent surtout aux sciences, il préfère l’entreprise et les états financiers. D’où sa double formation en commerce et en comptabilité, complétée en 1999.
Jack Martin rédige son examen d’obtention du titre de comptable lorsque deux avions percutent les tours jumelles du World Trade Center, un certain 11 septembre… Séquestré pour le temps de l’examen, « nous avons probablement été les derniers en Amérique à apprendre qu’il se passait quelque chose à New York », se rappelle-t-il.
Puis viennent les premiers mandats, en vérification et en audit, passages obligés des nouveaux venus dans le métier. Cela dure quelques années, jusqu’à ce qu’un premier mandat d’analyse juricomptable propulse la carrière de Jack Martin dans une autre direction… .
La piqûre
Féru d’informatique, on fait appel lui au début des années 2000 pour des dossiers de fraudes électroniques. Il a la piqûre pour l’analyse de données, qu’elles soient chiffrées, codées, ou manuscrites. « On pense souvent que de se spécialiser est une bonne chose, mais élargir son champ d’expertise permet d’être plus agile. »
Et c’est ce que les clients recherchent.
Il quitte EY en 2008 pour KPMG, où il est associé depuis l’an dernier.
« Beaucoup de notre travail concerne les actions collectives, dit-il. Un demandeur dépose une requête, alléguant un tort, mais comme il n’a pas accès à la base de données du défendeur, il est impossible de quantifier les dommages », si dommages il y a.
En analysant des centaines de milliers de lignes de code ou de données, il arrive ainsi à distinguer le vrai du faux. Quand un recours pour des frais de retard abusif est lancé contre l’entreprise Blockbuster, avant que le locateur vidéo ne fasse faillite, Jack et son équipe ont pu démontrer que de tels frais n’existaient pas au Canada. Seulement aux États-Unis.
« Parfois aussi, nous nous penchons sur des transactions. Ainsi, celle impliquant un de nos clients, dont la cible d’acquisition a perdu beaucoup de valeur au lendemain de l’achat. »
L’analyse de plusieurs dizaines de milliers de courriels a révélé que le vendeur savait que deux de ses plus importants clients allaient faire affaire ailleurs si la compagnie changeait de mains. « On a ainsi établi que le multiple des revenus utilisé pour le prix de vente devait être revu à la baisse. »
L’expertise
Pour parfaire son expertise de témoin expert lors de litiges, Jack Martin est allé à l’Université de Toronto, où l’on offre un diplôme de 2e cycle en enquête financière et juricomptable.
Le diplôme comprend un test pratique où le comptable est évalué sur sa qualité à titre de témoin expert.
« C’est la journée des audiences, et nous sommes évalués par des juges et des avocats en exercice. Pendant mon contre-interrogatoire, l’avocat qui me questionne me demande ‘’pourquoi gardez-vous vos mains sous la table?’’ », relate Jack Martin.
Ce dernier s’arrête en pleine présentation de ses résultats, et observe ses deux mains, interloqué.
« Ça m’a tout pris pour retrouver ma concentration. Et ça m’a vraiment fait comprendre à quel point il est facile d’être déstabilisé, et de paraître moins crédible… »
Une leçon dont il se souviendra longtemps.
Et qui rehausse son efficacité.