Le maintien de l’équilibre entre bailleurs et locataires dans le cadre de la COVID-19
Frédéric P. Gilbert Et Marc James Tacheji
2020-08-25 14:30:00
Introduction et mise en contexte factuel
Cette affaire met aux prises la société Pontegadea Canada inc. (« Pontegadea » ou le « Bailleur ») et GAP (Canada) inc. (« GAP » ou le « Locataire »). Les parties sont liées par un bail visant l'exploitation d'un commerce « Banana Republic » dans un très stratégique et prestigieux local sis au 777, rue Ste-Catherine Ouest, à Montréal.
Dans le contexte de l'éclosion de la crise liée à la Covid-19, GAP a cessé d'effectuer ses paiements de loyer au Bailleur pour les mois d'avril et de mai, puis n'a payé que partiellement son loyer de juin et juillet 2020 (12% du loyer a été payé pour ces deux mois).
Après l'échec des pourparlers entre les parties et l'expiration du délai inhérent à la mise en demeure transmise par le Bailleur, laquelle a expiré à la mi-juillet pour la réclamation des mois de juin et juillet 2020, Pontegadea présente une Demande pour l'émission d'une ordonnance de sauvegarde à la Cour supérieure du Québec. Référant à des arrérages impayés représentant 587 313,98 $, Pontegadeau allègue l'urgence et le préjudice irréparable.
Pour sa part, GAP invoque une défense qu'elle fera valoir au mérite, basée sur l'exception d'inexécution partielle. S'inspirant en outre de l'affaire Hengyun[1], GAP souligne le fait que Pontegadea n'a pas été en mesure de lui fournir la pleine jouissance paisible de ses locaux au cours des mois de juin et de juillet 2020. De plus, elle s'engage à payer son loyer de façon intégrale à compter du 1er août 2020.
À l'audience, Pontegadea estime qu'il ne s'agit pas là d'une défense sérieuse et que toutes les conditions sont reliées pour qu'une ordonnance de sauvegarde soit émise, contraignant GAP à payer le solde de 587 313,98 $ relatif aux mois de juin et juillet 2020.
Dispositif
La Cour supérieure, sous la plume de l'honorable Florence Lucas, rappelle dans un jugement détaillé que l'ordonnance de sauvegarde constitue une mesure conservatoire exceptionnelle et urgente, émise pour une durée limitée. Par ailleurs, la sauvegarde ne correspond pas au moyen usuel pour obtenir le paiement d'une créance échue et ne permet pas généralement d'ordonner, avant l'audition, le paiement d'un montant contesté.
Ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles qu'une ordonnance de sauvegarde visant le paiement d'arrérages peut être ordonnée. L'honorable juge Lucas, JCS, énumère ainsi certains exemples issus de la jurisprudence, soit lorsqu'aucune défense sérieuse n'est offerte, lorsque le locataire ne conteste pas devoir des loyers, mais exerce compensation, lorsque le préjudice causé au locateur est disproportionné par rapport au préjudice que pourrait subir le locataire, etc.
En l'espèce, le tribunal conclut que Pontegadea ne fait pas la démonstration d'un préjudice irréparable dû au non-paiement des arrérages de juin et de juillet. De plus et surtout, le fait pour GAP de reprendre le versement intégral du loyer à compter du 1er août 2020 a pour effet de maintenir l'équilibre des prestations entre les parties. Enfin, une partie des loyers des mois de juin et juillet (soit, 12%) est déjà acquittée et les arrérages contestés sont entièrement sécurisés et détenus dans le compte en fidéicommis des procureurs de GAP.
Enfin, la solvabilité de GAP n'est pas remise en question.
De plus, le tribunal rejette la prétention du Bailleur à l'effet que la défense fondée sur l'exception d'inexécution n'est pas une défense sérieuse, même dans le contexte très particulier de la pandémie liée à la Covid-19. Le tribunal estime qu'il serait prématuré d'écarter cette défense de GAP au stade de la demande de sauvegarde, soit avant même de ne connaître la teneur exacte et l'étendue de cette défense, ce qui n'appartient pas au tribunal au stade provisoire.
Il s'agit là d'une des premières suites de l'affaire Hengyun dont nous vous parlions dans notre bulletin récent.
Leçons à tirer de cette affaire pour les locataires et les locateurs quant à leurs obligations au cours de la période particulière de la pandémie
Cette décision contient des enseignements d'intérêt tant pour les locataires que les locateurs commerciaux :
Pour les locataires
a. Même après l'autorisation par le gouvernement québécois d'ouvrir à nouveau leurs commerces, la défense du locataire portant sur l'exception d'inexécution partielle de l'obligation du propriétaire de fournir une pleine jouissance paisible des lieux loués n'est pas une défense frivole au stade de l'ordonnance de sauvegarde. À ce stade-ci, cette défense suffit pour empêcher le tribunal d'ordonner le paiement des arrérages;
b. L'ordonnance de sauvegarde demeure une mesure exceptionnelle et urgente qui, bien qu'elle relève d'une grande discrétion du tribunal, répond néanmoins à des critères exigeants.
Pour les locateurs
Malgré le résultat pour le Bailleur, la décision GAP est également favorable aux propriétaires. En effet, la Cour supérieure nous offre ici un jugement détaillé qui énonce clairement les motifs à son soutien. Ainsi, les faits particuliers de l'espèce ont été centraux pour que le tribunal conclut qu'il n'y avait pas rupture de l'équilibre entre les parties et qu'il rejette la demande de sauvegarde. En somme :
a. La solvabilité de GAP n'a pas été remise en question par le Bailleur et le propriétaire n'a donc pas pu démontrer à la Cour que, sans l'émission d'une ordonnance de sauvegarde, sa créance ou sa situation financière serait mise en péril;
b. GAP a procédé au paiement partiel des deux loyers contestés;
c. Le solde des loyers contestés a été entièrement sécurisé dans le compte en fidéicommis des procureurs de GAP, éliminant ainsi tout risque perçu par le Bailleur;
d. Le fait que GAP s'est engagée à verser les loyers à venir (à compter du mois d'août 2020) a pleinement rétabli l'équilibre entre les parties.
Il va sans dire que ces éléments distinctifs particuliers ne seront pas présents dans chaque cas de figures et qu'un bailleur, dans certains cas, pourra exiger qu'un locataire remplisse certaines exigences (par exemple le paiement partiel du loyer, la preuve de la détention du solde des loyers contestés en fidéicommis, l'engagement de recommencer à payer l'intégralité des loyers à venir, etc.) pour éviter la présentation d'une sauvegarde.
En tout état de cause et dans la période particulière de pandémie que nous connaissons, nous constatons une évolution et une précision rapide de la jurisprudence en matière d'obligations locateur-locataires. Nous nous assurerons de faire les suivis nécessaires qui s'imposent pour votre bénéfice.
Me Frédéric P. Gilbert et Me Marc James Tacheji sont respectivement associé et avocat au bureau de Fasken à Montréal. Le premier exerce en droit de la franchise et droit immobilier, et le second concentre sa pratique en litige commercial, immobilier et contractuel.