Marijuana légal: les employeurs ont-ils raisons d’être inquiets ?
Sébastien Parent
2018-04-26 14:15:00
La plupart de temps, lorsque des débats autour de projets de loi ont une incidence sur les acteurs du monde de l’emploi, chacun d’eux tente de « tirer la couverture de leur côté ». Dans le cas du projet de loi C-45, ce sont surtout les employeurs qui décrient les carences de la législation actuelle quant à leurs droits de contrôler la consommation des salariés.
Il convient donc de démythifier quelques craintes soulevées ici et là au cours des derniers mois et surtout, de voir comment le droit du travail répond actuellement à ces difficultés.
Pas de cadre légal permettant de réprimander les employés sous l’influence du pot
Faux. Une telle assertion reviendrait à dire qu’en ce moment, un salarié épinglé au travail sous l’effet de psychotrope ne serait susceptible d’aucune mesure disciplinaire, ce qui est loin d’être le cas si l'on se fie à la jurisprudence qui regorge d’exemples à cet égard.
En effet, diverses sources législatives obligent l’employeur à assurer la santé et la sécurité des salariés, lesquelles comportent comme corollaire son pouvoir de discipliner un employé se présentant au travail sous l’influence d’alcool ou de drogue. À titre d’exemple, le congédiement d’un salarié surpris par sa superviseure à fumer un joint dans son véhicule durant sa pause a été maintenu par un arbitre de grief, et ce, même si le plaignant avait tenté de faire croire qu’il faisait plutôt brûler de l’encens (2016 QCTA 937).
Le fait que le cannabis sera une drogue décriminalisée dans un proche avenir ne changera absolument rien au pouvoir disciplinaire de l’employeur. Pour preuve, depuis que la prohibition des boissons enivrantes a été abolie en 1919 au Québec, il n’est pas plus autorisé d’entrer au travail en état d’ébriété, à ce que je sache.
Baisse de la productivité causée par les employés « gelés »
Ce postulat n’est pas très solide, en ce sens qu’il suppose que les travailleurs seront sous l’effet de la drogue au travail, conduite qui demeurera interdite. Et advenant le cas où un salarié conservait des « séquelles » de la consommation effectuée pendant ses temps libres à telle enseigne que sa productivité au travail en serait affectée, le droit du travail pourvoit également à cette situation.
Des principes bien balisés permettent de procéder à un congédiement administratif lorsqu’un salarié ne rencontre pas les exigences du poste et les cibles de productivité fixées, après que l’employeur l’ait notamment clairement avisé de ses lacunes et lui ait offert le soutien nécessaire pendant une période raisonnable.
Ce soutien, dans l’éventualité où le problème de dépendance est constitutif d’un handicap au sens de la Charte québécoise, s’étendra bien sûr à l’obligation d’accommoder le salarié. Encore là, la jurisprudence enseigne que cette obligation prend fin lorsque l’employeur subit une contrainte excessive. En cela, une loi qui baliserait les mesures d’accommodement applicables dans ce contexte risquerait d’être invalidée puisque cette obligation commande une démarche individualisée à chaque cas particulier.
Pour en ajouter, la crainte d’une recrudescence fulgurante du nombre d’adeptes à cette substance apparaît aussi nettement exagérée. Ce n’est pas parce que le sirop pour la toux est en vente libre que tout le monde en verse sur ses crêpes au déjeuner, avant de se rendre au travail…
Les tests de dépistage aléatoires seront indispensables
Ça, c’est non! Depuis que l’entreprise Goodyear avait décidé d’imposer des tests de dépistage aléatoires à ses salariés, l’arrêt de la Cour d’appel portant le même nom avait clairement établi qu’une telle pratique viole le droit à la vie privée des travailleurs.
Ainsi, il faut habituellement que l’employeur dispose d’un motif raisonnable de croire que le salarié exécute sa prestation de travail avec les capacités affaiblies pour qu’il puisse le soumettre à un test de dépistage de drogue. Il s’agit là d’un important équilibre entre le droit fondamental au respect de sa vie privée et de son intégrité ainsi que le droit de gérance de l’employeur.
À ceux qui clament l’impossibilité de détecter un employé ayant fumé de la marijuana, c’est simple : c’est celui qui dévore son lunch en riant tout seul dans un coin, avec les yeux rougis et un léger problème de coordination. Plus sérieusement, des grilles d’identification de signes objectifs sont déjà disponibles pour faciliter le travail des gestionnaires (2011 CanLII 100515).
Rien ne permet donc de justifier un recul en arrière en autorisant les tests aléatoires, surtout, qu’à ce jour, il n’en existe aucun capable d’identifier le moment précis de la consommation. De la sorte, les résultats de ces tests seraient vraisemblablement contestés par les travailleurs, car la consommation pourrait fort bien s’être déroulée dans le cadre de leur vie privée, le soir ou le week-end par exemple.
C’est donc dire que le droit du travail québécois, dans sa forme actuelle, répond déjà adéquatement aux défis que suscitera l’arrivée du cannabis récréatif, tout en contenant les visées liberticides d’un employeur trop anxieux quant aux conséquences découlant de la consommation de cette substance par ses employés.
En fin de compte, la légalisation de la marijuana, ça ne change pas le monde, sauf que…