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La juge France Charbonneau raconte sa commission

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Radio -Canada

2021-10-20 15:00:00

Dix ans après la création de la commission accolée à son nom, la juge France Charbonneau rompt le silence pour communiquer une partie de ses réflexions…
La juge France Charbonneau en compagnie de Simon Tremblay, à l'époque procureur en chef adjoint de la commission Charbonneau. Source : Radio-Canada
La juge France Charbonneau en compagnie de Simon Tremblay, à l'époque procureur en chef adjoint de la commission Charbonneau. Source : Radio-Canada
Octobre 2011. Quand le juge en chef de la Cour supérieure du Québec de l’époque, François Rolland, lui demande de présider cette commission d'enquête publique très attendue, France Charbonneau accepte sans hésiter. Mais elle s’assure d’abord de l’appui de sa famille. « Je savais que ce serait de très longues heures et que je serais très peu à la maison », nous confie-t-elle d’emblée.

Après avoir tergiversé et résisté à l’idée pendant plus de deux ans, Jean Charest, le premier ministre de l'époque, cédait aux pressions en annonçant, le 19 octobre, la création d’une commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans le domaine de la construction.

Des reportages, réalisés, entre autres, par nos collègues de l’émission Enquête, avaient révélé une série de malversations dans de petites villes de banlieue, mais aussi à Montréal et à Laval. Des méthodes pour le moins douteuses de financement des partis politiques avaient aussi été exposées à la télé et dans les journaux.

En acceptant ce mandat, la juge Charbonneau ne pouvait se douter que la durée des travaux se prolongerait au-delà de l’échéance prévue. Elle ne savait pas que cette tâche occuperait près de quatre ans de sa vie.

Nombreux se rappellent encore aujourd’hui les témoignages étonnants de certains personnages de l’industrie de la construction et du monde politique, alors diffusés en direct. Dix ans plus tard, la présidente a des souvenirs précis de certaines scènes marquantes de ces audiences.

« Je pense plus particulièrement à l'ingénieur Michel Lalonde qui nous a expliqué la collusion au sein des firmes d'ingénieurs, se remémore-t-elle. Vous avez aussi Lino Zambito, qui a raconté la collusion et la corruption. Je retiens aussi Bernard Trépanier (spécialiste du financement politique municipal), avec sa célèbre phrase : ''Un chum, c’t’un chum'', qui marquait vraiment la culture du ''boy’s club'' à la Ville de Montréal. »


Source : Radio-Canada Info / YouTube
France Charbonneau prend une pause avant de poursuivre.

« Et puis, il y a eu une phrase marquante, celle de l’entrepreneur Nicolo Milioto (surnommé Monsieur Trottoir, ami intime du défunt parrain Nicolo Rizzuto, NDLR), qui a dit : "Moi, le monde, c'est fait de respect. Vous me respectez? Je vous respecte. Vous me maltraitez? Je peux vous maltraiter de la même façon". »

« Quand il a dit ça à la procureure Sonia LeBel, c'était à donner froid dans le dos », de déclarer la juge France Charbonneau

Une équipe du tonnerre

Au moment de former son équipe, bien avant le début des audiences, France Charbonneau a d’abord embauché deux enquêteurs de police qui avaient travaillé avec elle à l’enquête policière Carcajou, menée par la Sûreté du Québec.

« J'étais profondément convaincue qu'ils étaient la clé de voûte pour faire parler les gens : chacun son métier, ils sont formés pour ça. Ils savent où chercher et comment faire en sorte que les gens collaborent, explique-t-elle. Et si ça n'avait pas été d'eux, je ne suis pas certaine que nous aurions pu aller aussi profondément dans les enquêtes sur les stratagèmes d'octroi des contrats de construction. »

Au total, son équipe comptait plus de 140 personnes, dont une vingtaine d’enquêteurs - surtout des policiers - et autant d’avocats. Des comptables, des analystes, des ingénieurs se sont aussi activés dans l’ombre, plus de six mois avant le début des audiences publiques, le 22 mai 2012.

La recherche d’avocats s’est révélée plus compliquée que prévu. Les criminalistes de pratique privée qui auraient pu être embauchés avaient presque tous travaillé pour des clients pouvant être cités à comparaître.

L’ancien procureur en chef adjoint, Simon Tremblay, ne peut s'empêcher de rire en se rappelant cette période.

« On a réussi à en trouver un, se souvient-il. Et la raison, c'est qu'il avait passé les sept dernières années en Afrique au Tribunal pour le Rwanda. Il était un peu isolé depuis sept ans, donc on a pu le recruter ! »

France Charbonneau a ainsi privilégié des procureurs de la Couronne pour mener les interrogatoires.

La juge France Charbonneau en compagnie de Simon Tremblay, à l'époque procureur en chef adjoint de la commission Charbonneau. Source : Radio-Canada
La juge France Charbonneau en compagnie de Simon Tremblay, à l'époque procureur en chef adjoint de la commission Charbonneau. Source : Radio-Canada
Des retombées mitigées

On a beaucoup dit que cette commission a coûté très cher. Mais ses retombées financières sont énormes, aux dires de sa présidente.

« La commission a coûté exactement 44 millions. Mais si vous comptez qu'un des impacts les plus importants a été la baisse des coûts de construction de 30 % dans les contrats publics, juste ça, souligne-t-elle, ça représente plusieurs milliards de dollars. »

Simon Tremblay, qui est aujourd’hui directeur général des affaires juridiques à la Ville de Laval, renchérit.

« On peut affirmer que les sommes récupérées à Laval, à ce jour, selon mon estimé imparfait, on est à environ 145 millions de dollars, donc on est déjà, en bon Québécois, à 100 millions over dans le vert. »

Les retombées judiciaires engendrées par la commission sont moins claires. Les condamnations, par exemple, du maire de Laval, Gilles Vaillancourt, et de l'entrepreneur Tony Accurso pour malversations et corruption, sont le fruit d’enquêtes policières qui précédaient les audiences de la commission.

Quant aux autres, on peut dire que seuls de petits entrepreneurs ont obtenu des sentences légères : quelques courtes peines de prison ont été prononcées, souvent avec sursis.

Certaines grandes enquêtes de l’UPAC ont avorté à cause de procédures douteuses ou de retards indus. Ça a été le cas de celles de l’ex-ministre libérale Nathalie Normandeau, de l’ex-patron de la firme Roche, Marc-Yvan Côté, et de quelques autres, dont l'ex-maire de Terrebonne Jean-Marc Robitaille.

Est-ce que la juge Charbonneau aurait souhaité que plus de responsables de la corruption soient mis en prison? Elle ne le dira pas : « Vous avez compris que mon devoir de réserve (de juge en exercice) m'empêche de répondre à ces questions-là. »

« Je pense que la commission a provoqué une prise de conscience collective de l'étendue et de la nature de la corruption qui était là, depuis des décennies, enchaîne-t-elle cependant. Ça a créé un désir de mieux faire, je pense. »

« C'est certain qu'il y a des gens qui ont fait des choses pas correctes qui devraient être punis, poursuit Me Simon Tremblay. Mais il faut comprendre, l'objectif d'une commission d'enquête, c’était de trouver des stratagèmes. On peut également penser à l'Ordre des ingénieurs qui a été mis sous tutelle et qui a poursuivi 300 de ses membres devant le conseil de discipline. »

La présidente ne souhaite pas revenir sur le coup de théâtre du commissaire Renaud Lachance qui avait exprimé sa dissidence sur les liens entre le financement des partis politiques provinciaux et l’obtention de contrats publics, mais elle maintient sa version.

« En ce qui concerne le provincial, les liens étaient indirects. C'était après avoir obtenu un certain nombre de contrats publics. Les gens étaient appelés à passer à la caisse, et c'est dans le rapport. Ce sont des liens indirects », martèle-t-elle.

Quant à savoir si la corruption est maintenant enrayée au Québec, 10 ans après, France Charbonneau ne se fait pas d’illusion.

« Est-ce que ça continue? Je ne sais pas, mais c'est sûr que là où il y a de l'homme, il y a toujours de l’hommerie. Et c'est pour ça que je dis qu'il faudra toujours rester vigilant. »
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