Un bon samaritain condamné pour pratique illégale du droit
Radio-Canada Et Cbc
2025-01-29 15:00:33
Quand il a commencé à aider des consommateurs aux prises avec le même problème que le sien, à savoir l'usure prématurée de leur piscine en cèdre, Philippe Vézina était loin de se douter que son bénévolat le conduirait à devoir payer un montant de 7500 $ pour pratique illégale du droit. Son histoire illustre les dangers de s'aventurer, même avec les meilleures intentions, dans un domaine réservé aux avocats.
L’affaire débute en 2020 lorsque Philippe Vézina, qui est conseiller technique dans un garage, constate que sa piscine en cèdre d’à peine huit ans est grandement détériorée. Plusieurs planches de cèdre sont pourries.
Il tente alors de négocier avec Trévi, le fabricant et l’installateur de sa piscine. Insatisfait de l’offre de l’entreprise, qui ne lui propose qu’un simple rabais sur les pièces de remplacement, M. Vézina découvre un groupe Facebook de propriétaires faisant face au même problème. « On était à peu près entre 50 et 60 à l'époque. On a commencé à jaser de ça, puis on s'est rendu compte évidemment de l'ampleur du problème avec Trévi », raconte-t-il.
Puis, en octobre 2022, le dossier prend une nouvelle tournure. L'émission La facture diffuse un reportage qui met en lumière le cas d'un couple ayant acheté une piscine en bois de Trévi au coût de 19 000 $ et dont la structure était déjà endommagée après seulement 5 ans. En entrevue, Benoît Hudon, président de Trévi Fabrication, reconnaît le problème. « Les piscines ont une usure prématurée, principalement après 2012 », dit-il.
La voix des insatisfaits
L’effet du reportage est immédiat, et le nombre de membres du groupe Facebook « Ma piscine en cèdre est pourrie! », explose.
M. Vézina, qui en est l’administrateur, s'investit dans cette mission. « J'ai rarement été heureux comme ça de faire du bénévolat. Ça rentrait, il y avait des questions, des courriels qui rentraient et j'étais débordé, mais très heureux de voir qu'est-ce que ça pouvait donner », avoue-t-il. Il ne compte pas ses heures passées à échanger avec les centaines de membres du groupe qui veulent que Trévi assume ses responsabilités et leur offre un montant raisonnable pour leur piscine.
Puis, surprise : M. Vézina reçoit un appel de M. Hudon, président de Trévi Fabrication, qui l’invite à une rencontre. Armé de centaines de plaintes de propriétaires insatisfaits de leur piscine, M. Vézina se présente au rendez-vous. Une rencontre fructueuse au cours de laquelle il signe une entente confidentielle qui règle sa réclamation. Cependant, M. Hudon lui propose également de signer un document dans lequel M. Vézina s'engage à « aider les membres à conclure des règlements acceptables », tout en se limitant à « être un modérateur proactif pour faciliter les échanges ».
« J'étais la voix des clients de Trévi qui avaient eu de mauvaises expériences avec leur piscine et c'est tout! », mentionne Philippe Vézina.
Un espion dans le groupe
Heureux de cette avancée, M. Vézina publie l’entente sur la page du groupe et résume sa rencontre aux membres. Il est alors loin de se douter que la signature de ce document marquera le début de ses ennuis.
À peine quelques jours plus tard, le Barreau du Québec reçoit une dénonciation anonyme accusant Philippe Vézina de pratiquer illégalement le droit. S'enclenche alors une enquête, et une firme est même mandatée par le Barreau pour infiltrer le groupe Facebook. M. Vézina est espionné sur le groupe privé et chacune de ses publications sera scrutée à la loupe, comme le mentionne un rapport d’infiltration web dont La facture a obtenu copie.
Durant cette période, M. Vézina est très sollicité, puisque Trévi multiplie les offres de règlements aux propriétaires, et certains d’entre eux ont de la difficulté à juger si l’offre reçue est acceptable. Comme Philippe Vézina connaît le montant de certaines offres, il est bien placé pour évaluer si une offre est raisonnable.
« J'étais capable de dire à quelqu'un : "Non, n’accepte pas ça, ça n'a pas d'allure." Il y en a qui se faisaient offrir 600 $ pour leur piscine. Voyons! Donc, je leur disais : "Refuse ça, demande plus, négocie avec eux autres »." Mais ce n'est pas à moi de négocier, c'est à eux autres, explique-t-il.
En novembre 2022, à la lumière de son enquête, le Barreau conclut que le bon samaritain est allé trop loin et lui transmet un avertissement qui lui ordonne de cesser immédiatement d’exécuter tout acte réservé aux avocats. On lui reproche d'avoir agi « à titre d'intermédiaire pour le règlement des réclamations concernant des piscines en cèdre auprès de l’entreprise de Trévi », ce qui constitue de l'exercice illégal de la profession d'avocat.
Dire qu’on n’est pas avocat n’est pas suffisant
M. Vézina prend cet avertissement à la légère, puisqu’il n’a jamais prétendu être un avocat auprès des membres du groupe et qu’il considère n’être qu’une courroie de transmission entre Trévi et les membres.
« Ce qu'ils m'ont dit, c'est que je faisais des actes réservés aux avocats. Dans ma tête, c'est assez clair qu’un avocat, c'est payé pour faire un travail, ça fait des recherches, ça fait des plaintes directement, ça parle à un juge... Je ne faisais rien de tout ça; je ne faisais qu'aider », soutient-il.
Il se contente alors de publier un message sur le groupe Facebook réitérant aux membres qu'il n'est pas avocat.
La ligne est mince
Selon Me Sylvie Champagne, secrétaire de l’Ordre et directrice des affaires juridiques du Barreau du Québec, il y a là une mauvaise compréhension de ce qu’est la pratique illégale du droit.
« L'exercice illégal de la profession d'avocat, ce n'est pas juste de se présenter comme étant un avocat; c'est beaucoup plus complet que ça », dit-elle.
« Alors, même si je dis à quelqu'un que je ne suis pas avocat, mais que je donne un avis juridique, je vais faire de l'exercice illégal », précise-t-elle.
Et c’est justement le piège dans lequel M. Vézina est tombé, car il n’est pas simple de faire la différence entre de l’information juridique que l’on peut donner sans être avocat et un avis juridique qui est réservé aux membres du Barreau.
Claudia Bérubé, professeure de droit à l’Université de Sherbrooke, explique qu’il est permis d’énumérer les différentes avenues possibles face à un problème juridique et d'en parler, sans toutefois prendre position ou suggérer un plan d’action précis. « Si on dit : "Vous pouvez aller en médiation, vous pourriez faire une autre offre, vous pourriez aller aux petites créances", on fait juste énumérer plein d'options possibles. Là, on n'est pas dans l'avis juridique; on est plutôt dans de l'information juridique, et l'information juridique est permise », indique-t-elle.
« La ligne est tellement mince entre l'information juridique et l'avis juridique », ajoute-t-elle.
Par contre, on ne peut conseiller à quelqu’un d'intenter un recours précis ou, par exemple, d'utiliser tel argument pour faire valoir ses droits. Là, on parle vraiment d'avis juridique, selon Me Champagne, du Barreau du Québec. « Et c'est là que c'est dangereux, parce que la personne qui n'est pas compétente, elle peut se tromper, elle peut causer un préjudice à la personne à qui elle va donner son conseil », ajoute-t-elle. Le Barreau souligne que l'objectif des poursuites pour exercice illégal est de protéger le public.
Facture pour avoir voulu aider : 7500 $
Finalement, le Barreau du Québec a poursuivi M. Vézina, qui a été condamné à payer la somme de 7500 $. M. Vézina n’a pas pu faire valoir de défense, puisqu’il soutient ne pas avoir reçu la convocation de la cour. En dernier recours, il a fait une demande de rétractation de jugement, qui lui a été refusée. Questionnée sur ses motivations pour avoir fait signer une entente à M. Vézina, Trévi explique qu’elle visait à formaliser le mandat d’accompagnement de M. Vézina, sans pour autant l’autoriser à remplir des fonctions juridiques. À noter que Trévi a également fait l’objet d’un avertissement du Barreau du Québec.
« C'est dommage que ce monsieur-là, qui a donné son temps bénévolement, qui s'est investi, se fasse taper sur les doigts pour avoir fait de l'exercice illégal de la profession d'avocat », déplore Claudia Bérubé, de l’Université de Sherbrooke.
« J'ai encore la croyance qu'on peut aider les gens bénévolement sans manger un ticket. Il s'agit juste d'y aller selon ce qui est établi et de vraiment faire attention à ce qu'on dit », mentionne Philippe Vézina.
Malgré tout, M. Vézina ne veut surtout pas que son histoire freine l’entraide sur les réseaux sociaux, et il continue de croire en la puissance et l’importance de la force du groupe. D’ailleurs, dans un courriel, Trévi affirme « avoir résolu plus de 98 % des dossiers liés aux piscines de cèdre, en s'assurant d’offrir des solutions adaptées à chaque cas ».
« On devrait se féliciter de cette démarche citoyenne là! », affirme Claudia Bérubé, qui ajoute : « Présentement, la voie logique, c'est de consulter un avocat. Un avocat représente le groupe et fait une demande pour exercer une action collective et là, ça devient énorme. Ces dossiers-là, ça prend du temps, ça accapare les ressources judiciaires ».
Me Bérubé estime qu’on pourrait assouplir la loi au Québec pour favoriser l’accès à la justice; une bonne manière, selon elle, de désengorger le système. Néanmoins, pour y arriver, il faudrait modifier la Loi sur le Barreau.
Gàbor Lukàcs, qui vit en Nouvelle-Écosse, est un ardent défenseur des droits des passagers aériens au Canada. Sans être avocat, il mène d’importantes batailles, et il a contribué à améliorer les pratiques de certaines compagnies aériennes. Il est surpris par la sévérité du Barreau à l’endroit de Philippe Vézina.
« Les lois sont très importantes, parce qu’elles dictent les comportements acceptables, mais il faut les interpréter de manière raisonnable pour éviter de créer des absurdités », estime-t-il. « Nous ne voulons certainement pas empiéter sur la liberté d'expression et empêcher les gens de discuter entre eux ».
En cas de doute, contactez le Barreau
Cette affaire soulève des questions sur l'accessibilité de la justice pour les consommateurs qui font face aux mêmes problèmes. Comment peuvent-ils s'organiser et se défendre sans risquer de franchir la ligne de la pratique illégale du droit?
Pour éviter de tomber dans le piège, le Barreau du Québec invite celles et ceux qui voudraient être représentants de groupes de consommateurs comme M. Vézina à communiquer avec lui. Il pourra les éclairer sur la ligne à ne pas franchir.