Un prof d’université blâmé par un juge
Radio -Canada
2019-09-19 13:15:00
L’affaire implique un chauffeur-livreur non syndiqué qui conteste son congédiement par son employeur, Transport Car-Fré Ltée, basé à Saint-Eustache. La première audience de cette cause entendue par Jean-Claude Bernatchez, arbitre attitré à cette cause, a eu lieu le 26 avril 2017.
Dès août 2017, les rapports entre l’arbitre et l’avocat de l’entreprise se corsent, peut-on lire dans le jugement, si bien que quelques mois plus tard, l’avocat de la compagnie de transport formule une demande écrite en récusation. Il prétend que le comportement de monsieur Bernatchez laisse présager une crainte raisonnable de partialité. Jean-Claude Bernatchez n’a jamais considéré la demande en récusation formulée par l’employeur.
Selon le juge de la Cour fédérale, ce refus « a fatalement vicié sa décision ». Les représentants de Transport Car-Fré ont quitté l’audience, non pas en renonçant à leur droit de se faire entendre, écrit le juge, mais « pour vider ce qu’ils considéraient être un abcès qui minait l’impartialité du processus d’arbitrage ».
« L’arbitre s’est trouvé à court-circuiter le processus au détriment de la demanderesse [Transport Car Fré] », écrit le juge René LeBlanc.
Le juge LeBlanc donne raison à l’avocat de Transport Car-Fré. Il conclut que monsieur Bernatchez « a failli à l’obligation de donner à chaque partie toute possibilité de lui présenter des éléments de preuve et des observations au point où il y a lieu de conclure à une violation, de sa part, des règles de l’équité procédurale et de justice naturelle ».
La décision de Jean-Claude Bernatchez tranchait en faveur du travailleur et imposait à Transport Car-Fré de lui verser près de 350 000 $. Cette décision a été annulée par la Cour fédérale. La cause a été assignée à un autre arbitre.
« Pas de l’incompétence », dit Bernatchez
Jean-Claude Bernatchez a été nommé arbitre de grief en 2012. Il a rendu 30 décisions depuis. Cette décision est la seule à avoir été cassée, précise-t-il, sans cependant vouloir y réagir en détail.
« Le fait qu’un juge de la Cour casse une décision d’un arbitre de grief ne fait pas de lui ou d’elle un incompétent ou une incompétente », se défend-il.
Le professeur dit respecter la décision du Juge LeBlanc, tout en refusant d’avouer avoir fait preuve de partialité. « J’ai fait tout le nécessaire pour être le plus impartial possible et je le fais dans l’ensemble des décisions », déclare-t-il.
Professeur, arbitre et analyste dans les médias
Si Jean-Claude Bernatchez est connu en Mauricie et dans l’espace public, c’est qu’il multiplie les apparitions dans les médias. Le professeur agit régulièrement comme expert et analyste dans différents conflits de travail. Par exemple, lors du conflit à l’Aluminerie de Bécancour inc. (ABI), il commentait dans les journaux, à la radio et à la télévision, presque toutes les semaines.
Contrairement à lui, plusieurs arbitres de griefs, qui sont aussi professeurs d’université, refusent de commenter des dossiers dans les médias afin de préserver une apparence de neutralité.
C’est le cas à l’Université Laval. « Je connais plusieurs arbitres qui, étant professeur dans un département de relations industrielles, [...] avaient généralement la pratique de s'abstenir de commenter l’actualité des relations de travail devant les médias d’information », compare le professeur en droit du travail, Alain Barré.
D’autres avocats consultés par Radio-Canada, mal à l’aise de commenter publiquement et préférant conserver l’anonymat, abondent dans le même sens. Ils vont même jusqu’à dire que les commentaires de Jean-Claude Bernatchez pourraient être retenus contre lui à titre d’arbitre de griefs si ces commentaires laissent entrevoir un parti pris, qu’il soit pro syndical ou pro patronal.
« Je suis prêt à regarder tous mes écrits, toutes mes chroniques, toutes les opinions et je mets au défi qui que ce soit de trouver là-dedans une opinion qui pouvait être insultante ou méprisante pour soit un travailleur, soit un syndicat, soit un employeur », dit Jean-Claude Bernatchez.
La convention collective des professeurs de l'UQTR permet au professeur de s’engager dans des activités professionnelles extérieures régulières et rémunérées à la condition qu’il informe préalablement son Assemblée départementale et le Doyen de la gestion académique des affaires professorales de la nature de ces activités et de l’ampleur de son implication dans celles-ci.
L’UQTR dit avoir été saisie de l’affaire, mais ne souhaite pas la commenter.
Des dossiers trop complexes pour des arbitres
Le juge a mis en lumière « un important vice de fond » commente le professeur en droit du travail à l’Université de Montréal, Gilles Trudeau.
Le professeur note d’ailleurs que des amendements ont récemment été apportés au Code canadien du travail afin que les cas de congédiement soient maintenant tranchés par des juges administratifs plutôt que des arbitres de grief.
Selon lui, les arbitres de griefs ne sont pas toujours des experts du droit et des juristes. La multiplication des erreurs comme celle de Jean-Claude Bernatchez pourraient avoir mené à de tels changements, selon M. Trudeau.
«Ces arbitres-là sont devenus aujourd’hui des arbitres qui rendent des décisions en vertu de la loi et du droit qui est devenu très complexe avec le temps et qui soulève des enjeux souvent très juridiques, de nature assez pointue. Et la question qui se pose, c’est à quel point tous les arbitres sont préparés et ont les qualifications voulues pour les enjeux qui leur sont présentés », affirme-t-il.
Jean-Claude Bernatchez indique qu’il lui reste cinq décisions à rendre à titre d’arbitre de grief, après quoi il prendrait sa retraite de ce rôle. Le jugement de la Cour fédérale n’aurait cependant rien à voir avec ce choix.