Entrée en vigueur du brevet européen à effet unitaire et de la juridiction unifiée du brevet
Julien Fleurance Et Camille Laliberté
2023-01-25 11:15:00
Un vent de changement souffle sur l’Union Européenne en matière de protection par brevets. Près d’une décennie après sa signature et après avoir surmonté les turbulences causées par le Brexit, la mise en application de l’Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet et des Règlements instaurant le brevet européen à effet unitaire a été annoncée : l’entrée en vigueur de ces textes devrait avoir lieu le 1er juin 2023 et introduira de nouvelles stratégies de protection par brevet, grâce au brevet européen à effet unitaire (ou brevet unitaire).
À cette même date, la juridiction unifiée du brevet fera également son entrée dans le paysage juridique communautaire. L’initiative entourant la création de ces nouveaux dispositifs provient d’un accord de coopération renforcée signé par 25 États membres de l’Union Européenne (seules l’Espagne et la Croatie n’ayant pas signé cet accord).
Le présent article offre un survol des options existantes, ainsi que des changements à venir en matière de protection des inventions par brevets en Europe. Notre exposé des avantages et inconvénients du brevet unitaire et de la nouvelle juridiction unifiée du brevet permettra également la mise en lumière, pour les breveté·es futur·es et actuel·les, des impacts de ces changements sur la protection par brevets sur le Vieux Continent.
Comment protéger ses innovations en Europe aujourd’hui?
À l’heure actuelle, deux options existent pour protéger une invention par brevet en Europe : une ou plusieurs demandes de brevet national peuvent être déposées auprès des offices nationaux compétents et/ou une demande de brevet peut être déposée auprès de l’Office Européen des Brevets (ci-après « l’OEB »)afin d’obtenir un brevet européen qui sera validé dans les pays d’intérêt.
- Les brevets nationaux
- Le brevet européen
- Obtention d’un brevet unitaire
- Combinaison possible?
- Date de début et mesures transitoires applicables
- Portée de la JUB et changements législatifs afférents
- Compétence de la JUB et dispositions transitoires
- Pourquoi et comment déroger à la JUB
L’obtention d’un brevet national se fait par le dépôt d’une demande de brevet auprès de l’office national de la propriété intellectuelle du pays considéré. Ce mécanisme de dépôt pays par pays est souvent envisagé dans l’objectif d’avoir une protection par brevet dans quelques pays européens seulement (ou parfois même dans un seul pays européen).
Les formalités de dépôt dépendent d’un office à un autre, et, si plusieurs demandes nationales sont déposées, des examens indépendants seront effectués dans chacun des pays choisis. Bien que les critères de brevetabilité soient globalement harmonisés entre les différentes juridictions nationales des pays membres de l’Union Européenne, il se peut que la portée de protection obtenue par les brevets nationaux diffère d’un pays à un autre, par exemple en raison des arts antérieurs qui seront identifiés par les offices nationaux.
Le dépôt d’une demande de brevet européen, rédigée dans l’une des trois langues officielles autorisées (français, allemand et anglais) se fait directement auprès de l’OEB, qui se charge de procéder à un examen unique et centralisé de cette demande. La délivrance d’un brevet européen donne accès à l’ensemble des États membres de la Convention sur le Brevet Européen (ci-après « CBE »).
À noter que la CBE compte aujourd’hui 39 pays : tous les pays membres de l’Union Européenne sont membres de la CBE, ainsi que d’autres pays européens non-membres de l’Union Européenne, tels que le Royaume-Uni, la Suisse, la Turquie, … À l’heure actuelle, la durée de la procédure de délivrance pour un brevet européen est de l’ordre de 2 à 4 ans à compter du dépôt de la demande auprès de l’OEB.
Une fois délivré, le brevet européen doit être validé et maintenu en vigueur dans chacun des pays choisis par le ou la breveté·e, le choix des pays dépendant de ses intérêts commerciaux. Le processus de validation et de maintien en vigueur des validations nationales du brevet européen implique notamment des formalités de traduction variables en fonction des pays choisis et le paiement de taxes annuelles de maintien en vigueur.
Suite à sa délivrance, le brevet européen aura, dans chacun des pays dans lesquels il aura été validé, les mêmes effets qu’un brevet national et les validations nationales du brevet européen auront des existences indépendantes les unes des autres.
Mise en place du brevet européen à effet unitaire
Le brevet européen à effet unitaire, également appelé « brevet unitaire », est un brevet européen, délivré par l’OEB selon les règles et procédures actuelles de la CBE, auquel un effet unitaire est conféré. Par effet unitaire, on entend une protection uniforme des droits et limitations accordés par le brevet unitaire, et ce, pour tous les États membres de l’Union Européenne participants au brevet unitaire.
À terme, l’octroi d’un brevet unitaire permettra la protection globale dans les 25 États membres de l’Union Européenne participant au système de brevet unitaire. À l’heure actuelle, dix-sept pays ont ratifié l’Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet (ci-après « AJUB »), ou sont sur le point de le faire, à savoir l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la France, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, le Portugal, la Slovénie et la Suède.
Pour obtenir un brevet à effet unitaire, il faudra donc tout d’abord obtenir un brevet européen « classique », puis déposer une demande d’effet unitaire auprès de l’OEB.
Suite à la publication de la mention de la délivrance du brevet européen, le ou la titulaire du brevet aura un mois pour présenter, par écrit et accompagnée de la traduction requise du brevet, cette demande « demande d’effet unitaire ». Aucune taxe ne sera prescrite.
À noter que les exigences en matière de traduction pour le brevet unitaire seront moindres que les exigences actuelles pour les validations nationales d’un brevet européen : pendant une période transitoire d’au moins six ans, le brevet unitaire, s’il est rédigé en français ou en allemand, devra être traduit en anglais, et dans n’importe quelle langue officielle de l’Union Européenne s’il est rédigé en anglais. À l’issue de cette période transitoire, la traduction des brevets unitaires ne sera plus nécessaire.
Une fois le brevet délivré, une taxe de maintien annuelle devra être payée par le ou la breveté·e afin de conserver sa protection par brevet unitaire. Il s’agit d’une taxe annuelle unique, acquittée à l’OEB et dont le montant correspondra aux taxes annuelles combinées dues dans les quatre principaux pays de l’Union Européenne.
Les détenteurs de brevets unitaires ne seront donc plus soumis au système actuel de taxes annuelles fragmentées acquittées auprès des différents offices nationaux dans lesquels le brevet européen est validé.
Un brevet unitaire pourra aussi être combiné à des validations nationales d’un brevet européen « classique ». En effet, il sera possible pour un demandeur de faire inscrire un brevet européen en tant que brevet unitaire, en plus de faire valider ce même brevet dans d’autres États parties à la CBE dont le territoire n’est pas couvert par le brevet unitaire.
Il est en effet à noter qu’une « double protection » par brevet ne sera pas possible. Ainsi, pour un État couvert par le brevet unitaire, une protection « additionnelle » par la validation nationale du brevet européen ne pourra être accordée.
L’effet unitaire ne sera pas accessible pour les brevets européens déjà délivrés.
Une demande de brevet à effet unitaire pourra être déposée pour tout brevet européen délivré à compter de la date d’application des règlements applicables, c’est-à-dire, selon le calendrier actuel, au 1er juin 2023.
En préparation à l’entrée en vigueur du brevet unitaire, l’OEB a mis en place deux mesures transitoires visant à faciliter le recours au brevet unitaire, pour les demandes de brevet européen ayant atteint le stade final de la procédure de délivrance; ces mesures sont disponibles depuis le 1er janvier 2023.
La première mesure transitoire consiste en la possibilité de présenter une demande d’effet unitaire avant le lancement du système. En présentant une demande anticipée à l’OEB, le demandeur sera en mesure d’obtenir l’effet unitaire dès le 1er juin prochain, sous réserve du respect des conditions prévues par règlement.
L’OEB se chargera de notifier le demandeur de l’inscription du brevet unitaire. En cas d’irrégularités ou de non-respect de certaines conditions par le demandeur, l’OEB informera celui-ci de ces dernières et lui donnera la possibilité d’apporter des corrections en temps utile.
La deuxième mesure transitoire concerne le report de la décision de délivrance d’un brevet européen. Cette mesure s’applique pour les demandeurs ayant déjà fait des démarches auprès de l’OEB pour obtenir un brevet européen. En effet, ces demandeurs peuvent, lors de la réception de l’avis d’acceptation émis par l’OEB, soumettre leur requête de report.
La soumission de cette requête garantira au demandeur que la mention de délivrance de son brevet européen sera publiée le 1er juin ou immédiatement après cette date. Cette démarche évite ainsi au demandeur de se faire accorder un brevet européen avant le lancement du nouveau système, ce qui l’empêcherait de pouvoir bénéficier d’un effet unitaire.
La juridiction unifiée du brevet
La JUB, qui ouvrira officiellement ses portes le 1er juin prochain, est une juridiction internationale créée et mise en place par certains États membres de l’Union Européenne.
Jusqu’à présent, les litiges en lien avec la validité des brevets européens ou avec la contrefaçon de ces brevets doivent être engagés dans chacun des pays ciblés par la partie intentant un recours. Cette obligation est coûteuse pour les parties et alimente de potentielles divergences juridiques, puisque les différentes juridictions nationales ne sont pas liées entre elles quant à leurs décisions.
La JUB aura pour fonction de traiter des affaires de contrefaçon et de validité des brevets unitaires, en plus des brevets européens classiques : elle aura compétence exclusive pour les brevets unitaires et pour les brevets européens validés dans les États parties à l’AJUB. Cette nouvelle juridiction permettra ainsi d’harmoniser « le champ d’application et les limitations des droits conférés par un brevet ».
Elle comportera des juges techniques capables de traiter des inventions techniquement complexes et devrait rendre des décisions dans des délais relativement serrés (de l’ordre de 2 ans, pour une décision de première instance).
Le recours à la JUB pour les breveté·es permettra donc de mettre fin à la nécessité pour ces derniers d’engager des actions dans différents pays, en plus de créer une certaine forme de sécurité juridique.
À compter de sa mise en place, la JUB statuera sur l’ensemble des décisions en lien avec les brevets à effet unitaire. Si à terme, la JUB sera également la juridiction qui aura compétence exclusive pour les litiges pour tous les brevets classiques délivrés par l’OEB et validés dans les pays ayant ratifié l’accord JUB, il sera possible de déroger à sa compétence pour les brevets européens classiques pendant une période transitoire d’au moins sept ans : pendant cette période transitoire, les litiges relatifs à des brevets européens classiques pourront être engagés devant les juridictions nationales ou la JUB, sous réserve de certaines conditions.
Un·e breveté·e pourrait souhaiter que son brevet européen sans effet unitaire déroge à la compétence de la JUB, pour différentes raisons parmi lesquelles la volonté d’empêcher une révocation de son brevet dans tous les états membres, le souhait de forcer les tiers à intenter des actions en révocation devant chaque tribunal national, ou tout simplement pour ne pas être parmi les premier.ères à utiliser le nouveau système juridique.
Pour déroger à la compétence de la JUB, les titulaires devront notifier leur décision au greffe de la JUB; il s’agit d’une demande dite de « opt out ». Cette dérogation est possible pour les utilisateurs concernés, à moins qu’une action n’ait déjà été engagée devant la JUB en lien avec le brevet ciblé.
L’adoption de stratégies spécifiques par des tiers, tels que des compétiteurs directs du ou de la breveté·e, pourrait ainsi voir le jour : l’introduction d’une action devant la JUB par un tiers avant qu’une demande de dérogation ne soit déposée aura pour effet d’empêcher le ou la breveté·e de demander à déroger à la compétence de cette nouvelle juridiction.
Si un·e breveté·e choisit de mettre en place cette dérogation qui sera valable pendant toute la durée de vie du brevet, le règlement des litiges se fera alors devant les juridictions nationales compétentes.
La possibilité de faire usage de cette dérogation sera disponible à partir de trois (3) mois avant l’entrée en vigueur de l’AJUB, pendant une période désignée par l’expression « sunrise period », soit à compter du 1er mars 2023, selon le calendrier actuel.
Il sera possible pour un·e breveté·e, une seule fois et sous réserve qu’aucune action n’ait été engagée devant une juridiction nationale, de retirer sa dérogation; là encore, des stratégies pourraient voir le jour, puisqu’un tiers, en engageant une action devant une juridiction nationale, empêchera le ou la breveté·e de retirer sa dérogation et donc de bénéficier de la compétence de la JUB.
Conseils stratégiques : les avantages et inconvénients du brevet européen à effet unitaire et de la JUB
Le plus grand avantage de l’avènement du brevet unitaire pour les déposant·es est sans aucun doute d’ordre économique. En effet, les coûts associés à la délivrance d’un brevet unitaire, incluant les frais de traduction et de maintien en vigueur, seront moindres comparativement à des validations nationales d’un brevet européen classique dans les juridictions concernées.
Le même constat s’applique à la JUB, qui offrira aux utilisateur·trices une option plus économique de règlement des litiges : en effet, cette dernière évitera à un·e titulaire de brevet unitaire (ou européen) de devoir multiplier les actions devant les offices nationaux.
La simplification procédurale du traitement général d’un brevet – que ce soit au niveau de la demande par le dépôt d’une seule demande auprès de l’OEB ou lors d’une instance devant la JUB – constitue également un incitatif potentiel aux utilisateur·trices à avoir recours au nouveau système de brevet à effet unitaire; la complexité actuelle du processus entourant la délivrance d’un brevet en Europe peut en effet freiner certain·es utilisateur·trices potentiels.
L’inconvénient principal du brevet unitaire réside dans son risque d’invalidation, qui aura des effets dans l’ensemble des États membres couverts par le brevet unitaire. Un désavantage supplémentaire est celui du caractère forfaitaire de la taxe de maintien : si son montant peut être avantageux dans un premier temps où les pays européens d’intérêt sont nombreux, il peut devenir supérieur à ce que le ou la breveté·e paierait pour le maintien de quelques validations d’un brevet européen classique, lorsque la couverture géographique souhaitée diminue avec le temps.
S’agissant de l’intérêt de rester sous la compétence de la JUB pour les brevets européens sans effet unitaire, un premier critère à considérer est la force et la portée du brevet ou le caractère pionnier de la technologie considérée : pour les brevets les plus faibles, déroger à la compétence de la JUB peut être avantageux pour augmenter la difficulté d’invalidation du brevet; pour des brevets plus forts, le risque d’invalidation étant moindre, le ou la breveté·e pourrait être plus enclin à prendre le risque d’une invalidation paneuropéenne.
La taille doit également être prise en considération : si le marché concerné par le brevet présente une couverture géographique faible, l’avantage procuré par la portée de la décision de la JUB présente beaucoup moins d’intérêt, de sorte qu’il pourrait être justifier de souhaiter déroger à la compétence de la JUB.
Enfin, une attention particulière devrait être donnée au moment de la commercialisation du produit/procédé objet du brevet. Si un accès rapide au marché est anticipé (par exemple dans les domaines agroalimentaire ou cosmétique), rester sous la compétence de la JUB pourrait être d’intérêt pour introduire des actions en contrefaçon rapidement; si un long délai est à prévoir avant d’accéder au marché (par exemple dans le domaine pharmaceutique ou de la biotechnologie), l’opt-out pourrait être avantageux pour ne pas risquer la validité du brevet dans une période pendant laquelle il n’y a pas lieu de l’opposer à des contrefacteurs.
Conclusion
Les changements relatifs aux brevets unitaires et à la JUB devraient être officiellement lancés le 1er juin 2023. À compter de cette date, le brevet unitaire offrira une option supplémentaire de protection par brevet en Europe, en plus des procédures existantes de demandes de brevet auprès des offices nationaux et de demandes de brevet européen dites « classiques ».
L’élargissement de l’éventail d’options en matière de protection par brevets multiplie ainsi les possibilités, de manière à bien adapter la stratégie de protection à chaque innovation.
Il est fortement conseillé aux titulaires de brevets de revoir dès à présent leurs portefeuilles de brevets européens, afin de déterminer s’ils et elles souhaitent procéder à une dérogation ou non en lien avec la compétence de la JUB.
Enfin, les deux mesures transitoires mises en place par l’OEB qui s’appliqueront aux demandes de brevets européens ayant atteint le stade final de la procédure de délivrance seront accessibles dans les prochaines semaines. La prise de connaissance de ces mesures pour les demandeurs actuellement à ce stade est pertinente au cas par cas.
L’article a été publié à l’origine sur le site du cabinet Robic.
^À propos des auteurs
Me Julien Fleurance fait partie du bureau de Montréal au sein du cabinet Robic.
Il se spécialise dans la rédaction et la poursuite de demandes de brevets et la rédaction d’opinions en brevetabilité, validité, contrefaçon et liberté de fabrication dans le domaine de la mécanique.
Camille Laliberté est stagiaire au sein du cabinet Robic depuis juin 2022, dans les bureaux de Montréal.
Elle est détentrice d’un baccalauréat en droit de l’Université de Montréal.