La Cour du Québec impose une expropriation quasi-totale à une municipalité et rappelle les critères applicables
Martin Thiboutot, Andrei Pascu Et Lila Perrier
2024-08-15 11:15:04
Focus sur une récente décision de la Cour du Québec en matière de droit municipal…
La demande d’appel de la municipalité de Val-David, visant à contester la décision du Tribunal administratif du Québec lui imposant de procéder à une expropriation quasi-totale plutôt que partielle, a été rejetée par la Cour du Québec le 21 juin dernier.
En effet, la municipalité est désormais contrainte de se procurer la grande majorité des lots du secteur plutôt que le 12,43% qu’elle avait initialement prévu exproprier. Le litige a débuté il y a quelques années, lorsque le terrain de l’entreprise de « Destination Spa » de Diane Beaudry a fait l’objet d’un avis d’expropriation de la municipalité de Val-David.
Cet avis concernait l’expropriation partielle du terrain dans le but d’y construire une école. Le projet de la ville empêchait ainsi la propriétaire d’utiliser cette partie du site afin d’y bâtir de petits chalets et d’y développer des activités de plein air afin d’offrir des services complémentaires à son entreprise de santé et bien-être.
En effet, Mme Beaudry avait fait l’acquisition du terrain en 2014 dans le but d’y entreprendre un projet d’envergure comprenant un centre de villégiature, un spa ainsi que plusieurs activités de plein air rependues sur le site. Avant l’acquisition, elle s’était entretenue à plusieurs reprises avec la mairesse et le directeur général de Val-David. Mme Beaudry avait également élaboré un concept de redéveloppement du site qui avait été favorablement accueilli par la municipalité.
Or, malgré cet appui initial de la ville, elle reçut l’avis d’expropriation décrit ci-dessus quelques années plus tard. L’expropriation partielle que demandait la municipalité de Val-David engendrait non seulement la perte d’une grande partie de la surface construisible du site, mais également un achalandage important. Il s’agissait de deux aspects incompatibles avec la vision de Mme Beaudry, soit celle d’offrir des espaces de détentes et résidentiels pour les occupants.
La propriétaire a donc intenté un recours en 2021 devant le Tribunal administratif du Québec afin de contraindre la municipalité de procéder à une expropriation quasi-totale, tel que le permet l’article 65 de la Loi sur l’expropriation (« L.E. ») en vigueur au moment applicable. Selon elle, il s’agissait de la seule façon de recevoir une indemnisation adéquate. L’article 65 L.E., applicable à ce dossier, énonce que l’exproprié peut demander au Tribunal d’ordonner l’expropriation totale ou partielle de la partie restante d’un terrain si cette partie ne peut plus être convenablement utilisée en tout ou en partie.
En première instance, le tribunal a jugé bon d’ordonner l’expropriation quasi-totale, car la partie de terrain restante après l’expropriation partielle n’aurait pas pu être convenablement utilisée pour les fins de l’entreprise, soit celles d’utiliser l’ensemble de la propriété, comme un tout pour le projet global de redéveloppement de la propriétaire.
Cependant, le tribunal a jugé qu’un des lots, plus éloigné des autres et n’ayant jamais fait partie du projet de redéveloppement, n’avait pas à faire l’objet de la mesure d’expropriation, car il pouvait toujours être utilisé à des fins propices, opportunes et acceptables. C’est d’ailleurs en raison de l’exclusion de ce lot que le jugement fait référence à une expropriation « quasi-totale » et non « totale ». Dans son jugement en rejet de l’appel, la Cour du Québec fonde son analyse sur la notion de « convenablement utilisé » qui se trouve dans le libellé de l’article 65 L.E.
Dans son jugement, la Cour précise que ce critère ne demande pas la preuve que le résidu non exproprié ne peut être convenablement utilisé pour toute autre alternative possible en lien avec le projet. Il sous-entend plutôt que l’expropriation totale doit être ordonnée « lorsque la mesure d’expropriation gêne ou nuit à l’exploitation de l’entreprise de l’exproprié ».
Ainsi, après une analyse détaillée, la Cour du Québec rejette l’appel en spécifiant que le Tribunal administratif du Québec n’a pas erré en statuant que la partie non expropriée ne pouvait plus être convenablement utilisée pour les fins de l’entreprise de « Destination Spa » au sens de l’article 65 L.E..
Cependant, la Loi sur l’expropriation qui fait l’objet de ce jugement a été remplacée par la Loi concernant l’expropriation en décembre 2023. Ainsi, l’article en question dans cette affaire, soit l’article 65 L.E., a été remplacé par l’article par l’article 30 de la Loi concernant l’expropriation.
Il est intéressant de noter que la notion de « convenablement utilisé » a été remplacée dans la nouvelle loi de sorte qu’un critère différent doit désormais être rencontré pour qu’un exproprié puisse demander une expropriation totale.
Alors que l’ancienne version exigeait que le résidu non exproprié ne puisse plus être « convenablement utilisé », la nouvelle version exige plutôt que ce résidu ne puisse plus être « utilisée selon l’usage le meilleur et le plus profitable ». Cet amendement vise à compenser le fait que l’indemnité prévue par la Loi concernant l’expropriation ne tient plus compte de la valeur au propriétaire, comme c’était le cas dans l’ancienne loi.
Les termes sont désormais plus précis et viennent circonscrire les situations où un exproprié peut déposer une demande d’expropriation totale, établissant ainsi un seuil plus facilement atteignable. Le récent changement législatif concernant le calcul de l’indemnisation est donc pris en compte dans cet amendement, qui cherche à créer un équilibre afin de garantir une compensation adéquate pour l’exproprié.
Ainsi, malgré cette décision éclairante de la Cour du Québec concernant les modalités entourant une demande d’expropriation totale en vertu de l’article 65 L.E., il sera pertinent d’aborder ce sujet de nouveau à la lumière de l’article 30 de la Loi concernant l’expropriation et de son interprétation par les tribunaux.
Au Québec, le droit d’expropriation accordé au corps public comporte un caractère puissant et exceptionnel puisqu’il constitue une atteinte ultime au droit de propriété. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle celui-ci est interprété de façon très stricte par les tribunaux. En effet, le droit d’expropriation est interprété restrictivement en faveur de la partie expropriée, laquelle n’a pas le choix d’accepter d’être dépossédée.
Le rejet de l’appel de la décision en question est un bon exemple de l’interprétation stricte opérée par les tribunaux afin que l’expropriation d’un milieu ne résulte pas en un préjudice démesuré pour la partie expropriée. Le Tribunal administratif du Québec a ainsi donné raison à la propriétaire en 2022, décision qui fut portée en appel par la municipalité. Le rejet en juin 2024 de cet appel par la Cour du Québec ne met toutefois pas fin au dossier, la municipalité ayant déposé une demande en contrôle judiciaire de cette décision de la Cour du Québec bien qu’elle ait annoncé récemment que cette décision n’aurait aucun impact sur la construction du nouvel établissement scolaire dont les travaux débuteront au printemps 2025.
Une version précédente du présent article indiquait que la décision de la Cour du Québec avait mis fin au dossier. Or, entre la rédaction et la publication du présent article, la municipalité a déposé une demande en contrôle judiciaire.
À propos des auteurs :
Martin Thiboutot fournit des conseils sur la conformité et la réglementation liées à la protection de l’environnement, à la responsabilité élargie des producteurs et à la gestion des terrains contaminés et des ressources naturelles au sein du cabinet McMillan.
Andrei Pascu est avocat plaidant chez McMillan. Il a une vaste expérience des différends dans les domaines de la responsabilité du fait du produit et de l’immobilier commercial.
Lila Perrier est étudiante en droit chez McMillan. Elle étudie à l’Université de Montréal.