La Cour suprême confirme que le cadre d’analyse de Vavilov s’applique au contrôle judiciaire des règlements
Nicolas X. Cloutier, Sarah Woods, Mathieu Bernier-Trudeau, Robert Celac Et Simon Bouthillier
2024-11-25 11:15:06
Focus sur une récente décision de la Cour suprême…
Le 8 novembre 2024, la Cour suprême a rendu des décisions attendues dans les affaires Auer c. Auer, 2024 CSC 36 et TransAlta Generation Partnership c. Alberta, 2024 CSC 37.
Ces arrêts clarifient le cadre d’analyse applicable au contrôle de la validité des règlements et autres textes législatifs subordonnés, tels les décrets gouvernementaux et les arrêtés ministériels, dans un contexte post-Vavilov.
À l’unanimité, la Cour suprême confirme que le cadre d’analyse de l’arrêt de principe Vavilov, qui établit une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable lors du contrôle d’une décision administrative, s’applique également pour contrôler la validité d’un texte législatif subordonné, peu importe l’identité du décideur et sa proximité avec le pouvoir législatif.
Au cœur de ses décisions, la Cour suprême statue que :
Le contrôle de la validité de la législation subordonnée est une opération d’interprétation statuaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir d’un décideur représente une interprétation raisonnable de la loi habilitante;
L’approche restrictive selon laquelle un texte législatif subordonné est présumé valide à moins qu’il ne repose sur des considérations « sans importance », ou soit « non pertinent » ou « complètement étranger » à l’objet de sa loi habilitante, doit être rejeté puisqu’elle est incompatible avec le cadre d’analyse de Vavilov; et
Les considérations sous-jacentes d’ordre politique, économique, social ou partisan ne sont pas pertinentes dans l’analyse de la validité d’un texte législatif subordonné, de même que ne l’est la question de savoir s’il est nécessaire, sage et efficace en pratique.
Ainsi, la Cour suprême clarifie que la validité des actes administratifs à portée générale, tels les règlements, les décrets gouvernementaux et les arrêtés ministériels, doit être analysée selon les mêmes barèmes que celle des actes à portée individuelle, comme les permis, les autorisations, les prestations, les prélèvements, etc.
Incertitudes quant au cadre d’analyse suite à Vavilov
Les textes législatifs subordonnés, incluant les règlements, les décrets gouvernementaux et les arrêtés ministériels, constituent des décisions administratives à portée générale qui peuvent viser un grand nombre d’administrés, contrairement aux décisions administratives individuelles.
L’arrêt de principe Vavilov rendu en 2019 visait à élaborer un cadre d’analyse révisé et une méthode cohérente et unifiée de contrôle judiciaire pour tous types de décisions administratives.
Toutefois, Vavilov portait sur une décision à portée individuelle et non sur la validité d’un texte législatif subordonné. Auparavant, la décision de principe de la Cour suprême en matière de contrôle de la validité de la législation subordonnée était l’arrêt Katz, qui a établi un seuil très élevé de contestation.
Selon l’arrêt Katz, un texte législatif délégué ne pouvait être invalidé que s’il : Débordait du cadre du mandat prévu par les dispositions habilitantes; ou Était incompatible avec l’objet de sa loi habilitante. Pour être incompatible, le texte législatif délégué devait reposer sur des considérations « sans importance », être « non pertinent » ou être « complètement étranger » à l’objet de la loi.
Depuis l'arrêt Vavilov une incertitude persistait quant à une applicabilité résiduelle du cadre d’analyse de l’arrêt Katz.
Le cadre d’analyse du contrôle judiciaire de textes législatifs subordonnés
Dans les arrêts Auer et TransAlta, la juge Côté, rédigeant les motifs pour une Cour unanime, conclut que la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée s’appliquer quand le tribunal analyse la validité d’un texte législatif subordonné.
Cette présomption s’applique à tous les textes législatifs subordonnés, « peu importe le délégataire qui l’a édicté, sa proximité avec le pouvoir législatif ou le processus suivant lequel le texte législatif subordonné a été édicté. »
La Cour suprême rejette explicitement le seuil établi dans l’arrêt Katz relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger », puisqu’il est incompatible avec le « contrôle rigoureux selon la norme de la décision raisonnable » de l’arrêt Vavilov et « compromettrait la concrétisation de la promesse de simplicité, prévisibilité et cohérence de cet arrêt ».
Toutefois, malgré l’exclusion de ce seuil, la Cour suprême confirme que les autres principes établis dans l’arrêt Katz demeurent pertinents et continuent de s’appliquer à l’examen de la validité d’un texte législatif subordonné :
Le texte législatif subordonné doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci;
Les textes législatifs subordonnés jouissent d’une présomption de validité, laquelle : impose à celui qui conteste le texte législatif subordonné le fardeau de démontrer que celui‑ci est invalide; favorise une méthode d’interprétation qui concilie le texte législatif subordonné avec sa loi habilitante de sorte que, dans la mesure du possible, le texte législatif subordonné puisse être interprété d’une manière qui le rend intra vires;
Le texte législatif subordonné contesté et la loi habilitante doivent être interprétés au moyen d’une méthode d’interprétation législative large et téléologique; et
Le contrôle de la validité n’implique pas l’appréciation du bien‑fondé de la législation subordonnée au regard des considérations d’intérêt général pour déterminer s’il est nécessaire, sage et efficace en pratique.
Les conséquences potentielles ou concrètes du texte législatif subordonné ne sont pertinentes que dans la mesure où une cour de révision doit décider si le délégataire était raisonnablement autorisé à édicter le texte législatif subordonné qui aurait de telles conséquences.
La validité d’un règlement dépend donc de savoir s’il a été édicté de manière raisonnable à l’intérieur du champ d’application de l’habilitation législative, et ce, à la lumière des contraintes pertinentes, soit le régime établi par la loi habilitante, les autres règles statutaires ou de common law applicables ainsi que les principes d’interprétation statutaire.
Ce faisant, la Cour suprême reconnaît le contexte institutionnel de la prise d’une législation subordonnée qui, la plupart du temps, n’est pas motivée par écrit.
Selon la Cour suprême, le raisonnement qui sous‑tend la législation subordonnée peut souvent être déduit de diverses autres sources incluant des débats, des délibérations et des énoncés de politique ainsi que les résumés d’étude d’impact dans le contexte de certaines réglementations municipales.
L’application de ces principes dans les affaires Auer et TransAlta
Dans l’affaire Auer, la Cour a conclu que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants relèvent raisonnablement du pouvoir conféré par le paragraphe 26.1(1) de la Loi sur le divorce au gouverneur en conseil.
Auer contestait les lignes directrices au motif qu’elles étaient ultra vires puisqu’elles obligent le parent débiteur à assumer une part disproportionnée des frais liés directement à l’enfant, sans tenir compte des dépenses qu’il a autrement engagées et du revenu du parent créancier.
Selon M. Auer, les lignes directrices dépassaient donc les pouvoirs du gouverneur en conseil, contrevenant au principe de partage équitable de l'obligation financière envers les enfants, prévu au paragraphe 26.1(2) de la Loi sur le divorce.
Appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour suprême a rejeté les arguments de M. Auer et statué qu’eu égard au pouvoir « extrêmement large » conféré par le paragraphe 26.1(1) de la Loi sur le divorce, il était loisible au gouverneur en conseil d’adopter des lignes directrices qui ne sont pas axées uniquement sur les besoins de l’enfant, mais qui visent plutôt à faire en sorte que l’enfant continue de bénéficier du revenu du parent débiteur selon les ressources de ce dernier.
Dans l’affaire TransAlta, des propriétaires d’installations de production d’électricité alimentées au charbon, en Alberta (« TransAlta »), contestaient la validité des 2017 Alberta Linear Property Assessment Minister’s Guidelines établies par le ministre des Affaires municipales de l’Alberta.
Ces lignes directrices prévoient les procédures d’évaluation de tous les « biens‑fonds linéaires », dont les installations de production d’électricité de TransAlta, aux fins d’imposition municipale. TransAlta était partie à des accords d’élimination du charbon avec la province de l’Alberta.
Les lignes directrices privent ainsi TransAlta et toute partie à des accords d’élimination du charbon de réclamer une dépréciation additionnelle sur la base de la réduction de la durée de vie de ses installations découlant d’un tel accord.
TransAlta prétendait que les lignes directrices étaient invalides, puisqu’elles contrevenaient à la règle de common law interdisant la discrimination administrative et qu’elles sont incompatibles avec les objectifs de la loi habilitante.
La Cour suprême a statué qu’une interprétation raisonnable du pouvoir règlementaire conféré au ministre permet de conclure que la discrimination est autorisée par implication nécessaire, afin d’assurer que l’évaluation des installations alimentées au charbon de TransAlta soit à jour, exacte, juste et équitable.
La Cour suprême a jugé que le refus d’une dépréciation additionnelle à TransAlta est conforme à l’objectif du régime législatif et évite le risque qu’il y ait un « cumul d’indemnisations » déjà pris en compte par les paiements de transition pour la perte de valeur résultant de la durée de vie réduite des installations au charbon de TransAlta.
Déférence limitée ou simple clarification conceptuelle?
Dans Vavilov, la Cour suprême prônait l’application de la norme de la décision raisonnable en soulignant que les cours de justice doivent faire preuve de déférence envers les organismes administratifs.
Les tribunaux canadiens avaient alors tenté de réconcilier cette norme de la raisonnabilité, dont les exigences de justification et d’intelligibilité semblaient peu adaptées au contrôle judiciaire d’un règlement, avec le seuil très bas de Katz. Avec Auer et TransAlta, le plus haut tribunal du pays opte pour une conception unifiée de la norme du contrôle judiciaire.
Ce faisant, on peut se demander si Auer et TransAlta, en confirmant la souplesse et l’adaptabilité de la norme vavilovienne, auront pour effet d’augment l’incertitude et l’imprévisibilité de son contenu normatif.
Il faudra suivre attentivement les prochaines décisions en matière de contrôle judiciaire pour savoir si Auer et TransAlta auront pavé la voie à un contrôle plus restrictif du pouvoir réglementaire ou s’ils n’auront apporté qu’une clarification conceptuelle sans conséquence pratique.
À propos des auteurs
Nicolas X. Cloutier est spécialisé en litige et en règlement de différends fiscaux chez McCarthy.
Sarah Woods est associée chez McCarthy au sein du bureau de Montréal. Elle est membre du groupe Litige et résolution des différends pour le Québec et co-présidente du groupe d’Arbitrage international du cabinet.
Mathieu Bernier-Trudeau est avocat chez McCarthy au sein du groupe litige.
Robert Celac, avocat au sein du cabinet McCarthy, axe sa pratique sur le règlement des différends et le litige dans les domaines de la fiscalité fédérale, provinciale et municipale ainsi qu’en taxes à la consommation, de même qu’en droit administratif.
Simon Bouthillier est avocat chez McCarthy au sein du groupe litige.