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Quand la Cour suprême vient changer la donne

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Michel Coutu

2015-02-20 11:15:00

Professeur, l’auteur revient sur trois arrêts récents rendus par la Cour suprême du Canada qui viennent refaçonner les contours de la liberté d’association et du droit de grève...
Pierre Verge, professeur émérite de droit du travail, est décédé le 7 février dernier
Pierre Verge, professeur émérite de droit du travail, est décédé le 7 février dernier
''Pierre Verge, professeur émérite de droit du travail (Université Laval), est décédé le 7 février dernier. Il s’agit d’une lourde perte pour le droit du travail et les sciences sociales en général. Le texte qui suit se veut un hommage à sa mémoire, lui qui à titre de spécialiste éminent de notre discipline nous a grandement influencé.''

Dans trois décisions relatives à la liberté constitutionnelle d’association dans la sphère du travail, soit les arrêts Police Montée, Meredith et Saskatchewan Federation of Labour, la Cour suprême du Canada (CSC) vient de redessiner les contours de cette liberté. Ces décisions, et en particulier le jugement concernant la Saskatchewan - de loin le plus important - relatif au statut constitutionnel du droit de grève, auront un impact certain, possiblement capital, sur le droit du travail au Québec.

Alors que la décision Police Montée reconnaît le droit de syndicalisation des policiers à l’emploi de la GRC et que, dans la décision Meredith, la CSC juge que par rapport à ces employés, la Loi sur le contrôle des dépenses ne contrevient pas à l’article 2d) de la Charte canadienne, le jugement Saskatchewan Federation of Labour examine la compatibilité avec cet article d’une loi de la Saskatchewan limitant le droit de grève dans le secteur public, au titre du respect des services essentiels.

Vu l’absence de mécanisme neutre et efficace de désignation des services essentiels et d’arbitrage des différends, la Cour juge ces limitations au droit de grève incompatibles avec la liberté constitutionnelle d’association.

Une jurisprudence nouvelle

Ces arrêts de la Cour suprême du Canada développent, en lien avec certaines décisions antérieures, une jurisprudence nouvelle en matière de liberté constitutionnelle d’association. Nous nous limitons ici à la question du droit de grève et des services essentiels, ainsi qu’à celle de la légitimité d’une éventuelle « grève sociale » au Québec.

Remarquons d’emblée que les services essentiels sont ceux dont l’interruption mettrait en danger « la vie, la santé et la sécurité de la population », de même que la sécurité nationale ou la primauté du droit.

Suivant la Cour suprême du Canada, le niveau des services essentiels à maintenir ne peut être déterminé, arbitrairement, par le gouvernement ou le Législateur, mais doit être soumis à l’évaluation d’un organisme neutre et impartial. Par ailleurs, dans les services essentiels au sens strict, les salariés privés du droit de grève doivent pouvoir recourir à un mécanisme d’arbitrage des différends neutre et efficace, ou à un mode équivalent de règlement des conflits.

Impact majeur au Québec

Michel Coutu est professeur titulaire à l’École des relations industrielles de l’Université de Montréal
Michel Coutu est professeur titulaire à l’École des relations industrielles de l’Université de Montréal
Cette approche nouvelle du droit de grève, considéré dorénavant comme une composante fondamentale de la liberté d’association, est susceptible d’avoir un impact majeur sur la législation du travail en vigueur au Québec.

Par exemple, les exigences actuelles relatives au maintien des services essentiels dans le secteur des affaires sociales ne nous semblent pas compatibles avec cette nouvelle interprétation : ainsi, dans le secteur hospitalier, ce niveau est généralement fixé à 90% des effectifs salariés.

Or, observe la Cour suprême, ce ne sont pas tous les employés d’hôpitaux qui, tels les infirmiers, assument des services essentiels. Qui plus est, ce niveau de 90% ne tient pas compte du personnel cadre disponible, qui peut assurer en partie ces services.

Mais il y a davantage : les lois spéciales relatives au secteur public, dont les gouvernements successifs ne se sont guère privés, devront porter « le moins possible atteinte » aux droits constitutionnels de négociation collective et de grève, au risque autrement d’être déclarées contraires à la Constitution.

Qu’en est-il pour la « grève sociale » ?

Sur un autre plan, il convient de s’interroger sur la légitimité constitutionnelle d’une éventuelle « grève sociale ». Une telle grève peut se définir comme un mouvement professionnel, pacifique et ordonné, se traduisant par la cessation du travail à la fois dans le secteur public, parapublic, municipal et/ou privé : l’objectif de la grève sociale est de contrer, par exemple, les politiques d’austérité du gouvernement, au moyen de journées de protestation, voire d’une invitation pressante à négocier certaines conditions de travail avec les organisations syndicales les plus représentatives, adressée au gouvernement.

Dans un ouvrage remarquable publié en 1985 (Le droit de grève. Fondements et limites), le professeur Verge défendait l’idée de la validité constitutionnelle de la grève sociale, en s’appuyant sur le droit international et comparé du travail .Cette démarche intellectuelle amena le professeur Verge à jeter un regard très critique sur le droit nord-américain du travail.

A l’époque, la perspective de Pierre Verge demeura isolée, alors que les juristes québécois invoquèrent la position canadienne traditionnelle : l’adoption ici (1944) du modèle Wagner états-unien signifie que seul un syndicat accrédité peut faire la grève, et seulement lors des périodes de renouvellement des conventions collectives, en tenant compte des délais prévus au Code du travail. Autrement, la grève est illégale et sévèrement sanctionnée.

Deux cas de figure

Le nouveau statut, de norme pleinement constitutionnelle, du droit de grève oblige à repenser la question. Pierre Verge distinguait en effet entre 1) un processus de négociation collective impliquant, au niveau de l’entreprise, un employeur et un syndicat; et 2) un mouvement de protestation/négociation d’envergure « nationale », ciblant les politiques du travail du gouvernement et se traduisant par des interruptions du travail, indépendamment des conventions collectives en vigueur.

Dans le premier cas (l’entreprise ou l’établissement), les restrictions au droit de grève prévues par le Code du travail peuvent se justifier au regard de la Charte canadienne. Mais dans le second cas, l’enjeu national dépasse complètement la négociation décentralisée prévue par le Code, et ne vise nullement un employeur spécifique, mais plutôt le gouvernement, lorsque celui-ci entend redéfinir unilatéralement les conditions de travail de la grande masse des salariés.

Nous partageons entièrement le point de vue du professeur Pierre Verge : Interdire, sous prétexte d’illégalité, un mouvement de grève sociale pacifique visant à protester contre les politiques du travail de l’État et éventuellement à les infléchir, représenterait une « entrave substantielle » à l’exercice par les salariés de leur droit fondamental de poursuivre des objectifs collectifs. Les acteurs concernés auraient tout avantage à prendre acte de la valeur constitutionnelle maintenant reconnue au droit de grève, alors que des moments décisifs pour la survie de l’État social québécois se profilent à l’horizon.

Michel Coutu est professeur titulaire à l’École des relations industrielles de l’Université de Montréal. Ses champs d’expertise sont le droit des rapports collectifs du travail, la sociologie du droit et la théorie du droit du travail.
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