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Un jugement « corrosif » de la Cour d’appel envers les fabricants

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Léonie Gagné

2024-11-12 11:15:01

Léonie Gagné, l'auteure de cet article. Source : RSS
Léonie Gagné, l'auteure de cet article. Source : RSS
Focus sur un récent arrêt de la Cour d’appel en matière de droit des assurances…

Dans un arrêt récent, la Cour d’appel s’est penchée sur ce dossier, plus particulièrement sur l’obligation d’information du fabricant, réexaminant des décisions clés antérieures.

Bien que le comportement des usagers à l’égard d’un bien doit être pris en considération, on ne peut leur reprocher d’avoir pris des précautions alors qu’ils n’avaient pas les informations appropriées à être fournies par le fabricant.

Cette décision importante vient notamment confirmer les enseignements antérieurs en matière de responsabilité du fabricant en vertu du régime extracontractuel.

Les faits

Le dossier fait suite un recours subrogatoire pour la somme de 137 000 $ entrepris par La Capitale assurances générales inc. (ci-après « La Capitale ») suite à des dommages par l’eau subis à la résidence de leurs assurés (les « Assurés ») et ayant été causé par le bris d’une conduite flexible métallique d’un robinet (le « Tuyau flexible »).

La Capitale a poursuivi l’entrepreneur qui avait construit la résidence des Assurés, en l’occurrence Construction McKinley inc. (« McKinley »), le vendeur du tuyau flexible Céramique Décor M.S.F. inc. (« Céramique Décor »), et le fabricant du produit d’entretien ménager connu sous le nom de Lysol Advance (le « Produit »), plus précisément Reckitt Benckiser (Canada) inc. (« Reckitt »).

McKinley, qui avait construit en 2012 la résidence des Assurés, avait sous-traité les travaux de plomberie et l’achat du Tuyau flexible à Céramique Décor. Les Assurés entretenaient leur salle de bain avec du Lysol Advance, qu’ils rangeaient sur une tablette, dans l’armoire fermée sous le lavabo. Les experts des parties ont tous conclu que la gaine tressée en acier inoxydable du Tuyau flexible s’était dégradée par l’effet de la corrosion sous contrainte, résultant de l’émanation de vapeurs de chlore provenant du Produit.

Première instance

Quant à l’entrepreneur McKingley, sa responsabilité est repoussée. Le tribunal a déterminé que la présomption de connaissance du vice de l’article 1729 C.c.Q. ne s’applique pas puisque : Il n’a pas participé à la fabrication ou conception du Tuyau flexible; Il n’a pas de connaissances spécifiques en matière de tuyaux flexibles.

Ces produits ne font pas partie de sa « spécialité »; Il n’a pas la connaissance d’aucun problème de vices reliés au Tuyau flexible; Il n’a pas participé ou conseillé quant au choix du Tuyau flexible, ayant sous-traité les travaux de plomberie. Il n’a fait partie que de la « chaîne de distribution ». Quant à Céramique Décor, il est déterminé qu’elle fait affaire dans la vente de céramique et d’accessoires de salles de bains.

Elle est également distributrice de certains produits, tel que le Tuyau flexible, fabriqué en Chine. Depuis 2015, suivant la réception de plaintes de plusieurs assureurs quant au Tuyau flexible, elle a modifié le texte de son guide d’installation afin d’y ajouter la mention « Éviter tout contact, ainsi que l’entreposage, avec les produits ménagers, chimiques et corrosifs ».

Des avis aux clients ayant acheté ces Tuyaux dans le passé n’avaient pas été envoyés, bien que Céramique Décor eût un registre à cet effet.

Cependant, la responsabilité de Céramique Décor n’a pas été retenue en tant que distributrice du Produit :

Elle ne pouvait assumer que les tuyaux flexibles allaient être soumis à un environnement corrosif, qui n’est pas une condition « normale » d’utilisation, puisque différents produits d’entretien ménager ont une concentration différente d’acide chlorhydrique;

La preuve ne permet pas au tribunal de conclure que le Produit était affecté d’un vice, puisqu’il est conforme aux normes de certification en vigueur.

Cependant, sa responsabilité a été retenue sous le régime extracontractuel de la garantie de sécurité, appuyée entre autres par les articles 1468 et 1469 C.c.Q. Céramique Décor a fait preuve d’une « certaine négligence », n’ayant pas avisé les acheteurs antérieurs à 2015 de la « fragilité » des Tuyaux flexibles.

En ce qui concerne Reckitt, le tribunal détermine que le caractère « agressif et corrosif » de son Produit Lysol est démontré par la preuve prépondérante des experts présentée au procès.

Quant à son obligation d’information, le tribunal reconnaît à l’instar des avocats de Reckitt que son étendue est une question « hautement factuelle et variable selon les caractéristiques de chaque produit ».

Cependant, il est « évident » pour la Cour supérieure que l’étiquette du Produit est insuffisante, puisqu’un consommateur moyen, que l’on décrit comme « crédule et inexpérimenté », ne peut être en mesure de comprendre les risques reliés à son utilisation et son entreposage, notamment en ce qui concerne les risques présentés par les vapeurs de chlore.

L’aspect contraignant en matière d’étiquetage de produits au Canada est reconnu par le tribunal, qui soutient par ailleurs qu’il est justifié de préciser « bien en évidence » les risques « réels » et les dangers associés à un produit.

La responsabilité des Assurés, qui ont admis ne pas avoir pris connaissance des mentions sur le Produit, et ne l’ont pas fermé hermétiquement, n’est pas retenue, entre autres puisque la responsabilité du fabricant doit d’abord être « contrôlée ».

Le partage de responsabilité fut donc établi aux trois quarts pour Reckitt et un quart pour Céramique Décor, puisque « l’élément causal le plus déterminant » est le manquement à l’obligation d’information de Reckitt.

Décision de la Cour d’appel

Reckitt a porté la décision en appel, qui fut rejetée. Reckitt a formulé deux (2) reproches au juge de première instance, soit d’avoir erré quant à la portée de son obligation d’information et quant au partage de responsabilité avec Céramique Décor.

Sur l’obligation d’information, Reckitt a représenté que la Cour supérieure avait erré: En affranchissant les Assurés de ne pas avoir fermé hermétiquement le bouchon du Produit après usage; En concluant qu’il n’était pas clair que le Produit était corrosif à la face même de son étiquette; En formulant des reproches à l’égard du non-respect d’exigences règlementaires en matière d’étiquetage.

Premièrement, la Cour d’appel a déterminé que le tribunal de première instance n’a pas erré quant à la portée de l’obligation d’information de Reckitt. La mention sur l’étiquette du Produit de « Garder le contenant fermé hermétiquement dans un endroit frais et bien aéré » est en effet insuffisante, compte tenu de « l’importance du risque et de sa dangerosité ».

Il en va de même pour la conclusion du tribunal de première instance quant à l’absence de responsabilité des Assurés : la décision était correcte. De plus, Reckitt connaissait la nature corrosive de son Produit.

Son étiquette destinée au monde industriel comportait une mention, alors que son étiquette pour les consommateurs était différente. La responsabilité de Reckitt est engagée, son obligation d’information étant croissante en intensité étant donné le « danger et le risque afférents au bien et avec la sévérité des conséquences possibles du défaut de sécurité ».

La Cour d’appel rappelle également que le fait de répondre aux normes règlementaires en termes d’étiquetage de produits n’a pas pour effet de soustraire Reckitt à ses obligations à l’égard du droit commun. D’autant plus que ces normes visent la sécurité physique des usagers, tandis qu’en l’espèce, ce sont des risques matériels qui sont concernés.

La Cour d’appel rejette aussi le second moyen d’appel basé sur le partage de responsabilité avec Céramique Décor. En effet, selon l’article 1478 C.c.Q., le partage de responsabilité s’opère en fonction de la gravité de la faute.

Or, le juge de première instance détermine à plusieurs reprises que le défaut de sécurité du Produit est plus important que le défaut de Céramique Décor.

Conclusion

Dans le contexte québécois, l’obligation de sécurité du produit du fabricant relève à la fois du régime de droit commun, communément appelé la garantie légale de qualité, mais aussi du régime extracontractuel. L’obligation d’information des fabricants peut dépasser les normes règlementaires liées à l’étiquetage.

Son intensité croit avec la sévérité du danger et des risques associés avec chaque produit. À la lumière de la décision de la Cour d’appel, les fabricants auraient avantage à user de précaution et réexaminer leurs étiquettes.

À propos de l’auteure

Me Léonie Gagné est associée au sein du groupe de Droit des assurances du cabinet RSS. Elle concentre sa pratique en litige en matière de droit des assurances, plus particulièrement en responsabilité du fabricant ainsi qu’en responsabilité civile générale et professionnelle, tant en demande qu’en défense.

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1 commentaire
  1. C'est du français ça?
    "on ne peut leur reprocher d’avoir pris des précautions alors qu’ils n’avaient pas les informations appropriées à être fournies par le fabricant. "

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