Juge Nadon: la tradition civiliste écorchée

Collectif
2013-12-02 11:15:00

Bien plus qu’une nomination maladroite, l’affaire du juge Nadon remet directement en question le poids des juges de tradition civiliste au sein de la Cour suprême et, de ce fait, le caractère bi-juridique du système de justice canadien.
L’affaire est importante, car comme dans le dossier de la réforme du Sénat ou encore celui de la modification des règles de succession royale (deux initiatives également devant les tribunaux), le gouvernement fédéral procède unilatéralement à la modification de règles constitutionnelles protégées par une procédure exigeant le consentement des provinces.
Après avoir tenté d’étouffer la controverse anticipée par la production d’un avis juridique rédigé par un juge de la Cour suprême retraité et après avoir vu la nomination du juge Nadon contestée par deux avocats torontois, le gouvernement fédéral a décidé de renvoyer le dossier directement à la Cour suprême du Canada et de soumettre en catimini au Parlement une modification à la Loi sur la Cour suprême du Canada («ci-après «LCS») visant à imposer son interprétation des exigences constitutionnelles relatives à la nomination des trois juges du Québec.
Or, en vertu de l’article 41 de la Loi constitutionnelle, le Parlement fédéral ne peut, sans le consentement de chacune des provinces, modifier la composition de la Cour suprême du Canada.
Dans une motion unanime, l’Assemblée nationale a dénoncé, à juste titre, la nomination du juge Nadon et a demandé un droit de regard sur la nomination des trois juges québécois à la Cour suprême.
La tradition civiliste constitutionnellement protégée

Cet article établit des exigences spécifiques à la nomination de trois juges en provenance du Québec. Il requiert que les trois juges québécois soient choisis parmi des membres de la Cour supérieure ou de la Cour d’appel du Québec – soit les tribunaux de droit commun chargés de l’application du droit civil québécois – ou des avocats membres du Barreau du Québec depuis plus de 10 ans. N’étant plus membre du Barreau du Québec depuis plusieurs décennies, ni même résident du Québec, le juge Nadon n’entre dans aucune de ces catégories.
Bien plus que de simples formalités, ces exigences représentent des caractéristiques essentielles liées à la composition de la Cour suprême du Canada. Ces garanties remontent à l’Acte de Québec de 1774 et constituent l’un des aspects essentiels du caractère distinctif du Québec.
Elles découlent à la fois du caractère binational et bi-juridique du système juridique canadien et visent à préserver la spécificité et l’intégrité du droit civil québécois. La récente reconnaissance de la nation québécoise par la Chambre des Communes confirme que ces garanties ont nécessairement une dimension culturelle, puisque le droit civil est un élément majeur de la culture de la nation québécoise.
Autrement, il serait trop facile de contourner la protection constitutionnelle du droit civil en nommant au plus haut tribunal canadien des juristes, comme le juge Nadon, qui ont mis fin depuis fort longtemps à la pratique du droit civil québécois. Ces juristes ont perdu le contact quotidien avec l’application notamment du Code civil du Québec et des lois adoptées par le parlement québécois et avec la sauvegarde des principes et de la logique interne du droit civil.

Nommé à la Cour fédérale en 1993, soit avant l’entrée en vigueur du nouveau Code civil, le juge Nadon n’a jamais exercé la profession d’avocat sous l’empire du Code civil du Québec. Ensuite membre de la Cour fédérale, il a été sans contact avec des pans entiers du Code civil qui touchent directement au fonctionnement de la société québécoise tels que le droit des personnes, le régime québécois de la propriété, le droit des sûretés, le droit des successions, le droit de la famille, etc.
Dans ces circonstances, les liens entre le juge Nadon et le droit québécois, de même que ses liens avec le Québec, sont depuis longtemps trop relâchés pour que l’on puisse soutenir que l’esprit de l’article 6 de la LCS, qui bénéficie de la protection constitutionnelle de l’article 41, est respecté dans son cas.
La déconsidération du processus de nomination des juges et de la Cour suprême

Sur le simple plan des apparences, ce jeu de «ping-pong» entre le gouvernement fédéral, la Cour suprême et un ex-membre de la même Cour à propos de la nomination de l’un de ses membres a quelque chose de kafkaïen. Les plus cyniques n’y verront rien pour accroître la confiance du public dans le processus de nomination des juges et la bonne administration de la justice!
Enfin, on voit mal comment la Cour suprême peut préserver une apparence d’impartialité dans cette affaire au sens de sa propre jurisprudence rigoureuse, en décidant de la constitutionnalité de la nomination d’un de ses membres, qui a été assermenté et aurait même déjà son bureau sur les lieux de cette institution centrale de l’État canadien.
Sur les auteurs:
Me André Jolicoeur est avocat au sein du cabinet Jolicoeur Lacasse. Membre du Barreau depuis 1967, il possède une vaste expérience notamment dans les secteurs du droit des affaires, constitutionnel, du travail, administratif, professionnel, du transport et de l’environnement.
Me André Binette pratique au cabinet Welch Bussieres. Ancien conseiller juridique du gouvernement du Québec, il a participé à plusieurs litiges majeurs en droit constitutionnel et autochtone devant la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel du Québec.
Me Étienne Dubreuil est avocat au sein du cabinet Welch Bussieres. Spécialiste en droit des affaires, il possède aussi une grande expérience dans le secteur de la gouvernance et la régie d’entreprise.
Patrick Taillon est professeur à la faculté de droit de l’Université Laval. Il est spécialisé en droit constitutionnel, droit public comparé, droits et libertés de la personne et droit administratif.