Entrevues

Juge suprême, femme internationale

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Emeline Magnier

2014-10-07 15:00:00

Après avoir été juge à la plus haute juridiction du pays et occupé d’importantes fonctions à l’international, Louise Arbour est de retour au Québec. Elle s’est entretenue avec Droit-inc…
Depuis quelques semaines, Louise Arbour s’est jointe au cabinet Borden Ladner Gervais (BLG) en qualité d’avocate-conseil.

Âgée de 67 ans, celle qui a été professeure à la Osgoode Hall Law School, juge à la Cour suprême du Canada et Haut commissaire de l’ONU a répondu aux Question de Droit-inc à l’occasion de son retour à Montréal.

Droit-inc : Vous venez de vous joindre à BLG. Collaborer avec un cabinet d’avocats, c’est une première dans votre carrière ?

Louise Arbour : La pratique privée est un milieu avec lequel j’avais peu de contacts. Quand j’ai commencé mes études de droit, je pensais pourtant que je me dirigerais vers les cabinets d’avocats. Finalement, j’ai fait beaucoup de détours et ça m’a pris 43 ans pour m’y rendre (rires). Avec BLG, nous avons une entente fluide, le cabinet est très flexible. Je vais participer en tant que conseil au volet litige et arbitrage. Les avocats me consulteront sur les dossiers en marche et on verra où je peux être la plus utile. Je vais aussi prendre part à des missions pro-bono.

C’est aussi pour vous un grand retour au Québec ?

Je savais que je rentrerais un jour ! J’ai été distraite par différentes occupations, je suis très heureuse de revenir à Montréal où je me sens chez moi. Quand les gens me demandais d’où je venais, je répondais que j’étais de Montréal mais temporairement à Ottawa, Toronto, Genève… Je ne sais pas où les années ont passé. Quand j’ai été nommée à la magistrature en Ontario ça a été un grand tournant dans ma carrière.

Allez-vous poursuivre d’autres activités ?

Depuis quelques semaines, Louise Arbour s’est jointe au cabinet Border Ladner Gervais en qualité d’avocate-conseil.
Depuis quelques semaines, Louise Arbour s’est jointe au cabinet Border Ladner Gervais en qualité d’avocate-conseil.
Je vais également siéger comme juge ad hoc à la Cour internationale de justice dans le litige qui oppose la Bolivie et le Chili et participer à la Commission internationale indépendante pour l’abolition de la peine de mort ainsi qu’à la Commission globale pour les politiques en matière de drogue lancée par différents présidents en Amérique du Sud.

Quand vous étiez auxiliaire à la Cour suprême, pouviez-vous imaginer que vous y seriez un jour juge ?

Mon travail d’auxiliaire auprès du juge Pigeon a été mon premier emploi après mon inscription au Barreau du Québec. J’avais 23 ans et à cet âge, on ne s’imagine même pas qu’on aura un jour 50 ans, alors encore moins qu’on deviendra juge à la Cour suprême. On peut avoir de l’ambition, mais on ne peut pas viser un résultat qui ne dépend pas uniquement de nous-mêmes. Quand j’ai été nommée, j’ai dit aux trois clercs avec lesquels j’allais travailler que quand j’étais à leur place et que j’avais un avis différent du juge Pigeon, je pensais toujours que j’avais raison, mais qu’aujourd’hui, j’avais changé d’avis : c’est le juge qui a toujours raison (rires).

Quel a été votre plus grand défi en arrivant à la Cour suprême ?

Avant d’être nommée, j’ai été trois ans à l’extérieur du Canada et je travaillais pour le Tribunal pénal international en ex-Yougoslavie. Je lisais à peine les journaux canadiens et encore moins les causes de la Cour suprême. C’est déjà un grand défi de passer à la Cour suprême quand on vient de la Cour d’appel, alors pour moi, la transition a été énorme et m’a demandée beaucoup de travail. La Cour suprême consomme beaucoup de sa propre jurisprudence.

Quelle dossier vous a particulièrement interpellé ?

C’est difficile de commenter parce qu’il s’agit très souvent d’un travail collégial, et les causes les plus spectaculaires et les plus difficiles ne sont pas forcément les plus intéressantes. Ceci étant, la cause Gosselin me reste en mémoire. J’ai beaucoup travaillé sur ma dissidence. C’était la première fois que je traitais des droits économiques et sociaux pour lesquels il y a un désintérêt des pays occidentaux. Quand j’ai été nommé Haut commissaire de l’ONU par la suite, je me suis rendue compte que j’avais fait seule ce que d’autres avaient entrepris ailleurs.

Quelle expérience vous a le plus marquée dans votre carrière ?

Quand j’ai été procureur au Tribunal pénal pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie, ça ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu faire avant. En acceptant la mission, je pensais que je participerais à un laboratoire de droit comparé pour construire le droit pénal international. En réalité, 90% de nos travaux étaient des enquêtes, tout était à réécrire face à ces crimes de guerres de grande envergure. C’était très opérationnel, on était sur le terrain. Ces années ont été pour moi des années de défis et un point d’entrée en droit international.

Quelles sont les qualités qui vous ont permis d’occuper ces hautes fonctions ?

Je pense que j’ai une certaine prédisposition à faire des choses pour lesquelles, en partant, je ne suis pas forcément qualifiée. Si j’avais attendu d’avoir l’expérience requise pour tout faire, je serais rentrée à Montréal après avoir été auxiliaire à la Cour suprême, à l’époque je ne parlais pas très bien anglais. On peut appeler cela de l’inconscience, de la témérité. J’ai le goût du risque et de l’appétit pour les nouveautés, les défis et l’apprentissage.

Je donne aussi beaucoup de crédit à ma formation juridique qui m’a apportée la rigueur intellectuelle et la capacité à réfléchir par rapport à de grands principes, ce qui est indispensable pour travailler dans différents systèmes juridiques. Il ne sert à rien de maîtriser une règle très précise qui s’applique dans un cas et pas dans un autre.

Pourquoi avez-vous quitté la Cour suprême ?

En octobre 2003 à la sortie de la salle d’audience, j’avais un message de Kofi Annan. Il me disait qu’il voulait que je vienne travailler avec lui pour remplacer Sérgio Vieira de Mello, le haut commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, qui avait été tué à Bagdad. Dans mon esprit, ce n’était pas possible. Quelques mois plus tard, il est revenu à la charge et je me suis laissée persuader de ne pas rater l’occasion de travailler à ses côtés.

Ça a été une décision difficile, après cinq ans passées à la Cour suprême, on commence à atteindre un niveau de confort et le travail devient plus gérable. Mais je ne me voyais pas rester jusqu’à 75 ans : il faut laisser la place aux autres. Je n’ai pas de regret, j’ai pris la bonne décision. J’ai eu beaucoup d’opportunités, j’en suis très reconnaissante.

Quel regard portez-vous sur votre parcours professionnel ?

Instinctivement, je ne regarde jamais par-dessus mon épaule, j’avance vers l’avenir. Mais quand on me demande de faire un bilan, je me dis que je dois être vieille parce que j’ai fait beaucoup de choses (rires) et que je ne suis pas capable de rester en place très longtemps. J’ai été chanceuse d’avoir contribué à des enjeux très intéressants. Quand je suis rentrée de Bruxelles, je pensais que je pourrais réduire mes activités presque à néant, mais ça ne va pas être le cas. Je ne cherche pas à augmenter la charge de travail mais je ne ferme jamais aucune porte.

1970 : Membre du Barreau du Québec
1977 : Membre du Barreau de l’Ontario
1971-1972 : Auxiliaire de justice auprès de Louis-Philippe Pigeon, juge à la Cour suprême du Canada
1972 : Officier de recherche auprès de la Commission de réforme du droit au Canada
1974-1987 : ProfesseurE à la Osgoode Hall Law School
1987 : Nommée juge à la Cour suprême de l’Ontario
1990 : Nommée juge à la Cour d’appel de l’Ontario
1996-1999 : Procureure chef du Tribunal pénal international pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie
1999 : Nommée juge à la Cour suprême du Canada
2004-2008 : Haut commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme
2009-2014 : Présidente d’International Crisis Group
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