Et si Dieudonné se produisait au Québec?
Emeline Magnier
2014-01-15 15:00:00
Si la vie privée - ou non - de François Hollande prend une bonne place de l'espace médiatique et a permis de varier quelque peu les débats, Dieudonné et l'interdiction de son spectacle «Le Mur» sont toujours à l'avant-scène.
À la suite d’une circulaire de Manuel Valls, ministre français de l'Intérieur, le préfet de Loire-Atlantique a pris un arrêté visant à empêcher la tenue du spectacle.
Saisi par les avocats de l’humoriste, le tribunal administratif de Nantes a suspendu l'exécution de cette décision, qui a par la suite été rétablie par le Conseil d'État, validant ainsi la décision d'interdiction de la représentation au vu des risques de troubles à l'ordre public.
Dans son arrêt, la plus haute juridiction de l'ordre administratif français rappelle qu'il appartient à l'autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises.
Et au Québec?
Au Québec, l'administration gouvernementale ou municipale disposent-t-elles d'un pouvoir d'interdiction au préalable?
«Assurément non, répond Me Mark Bantey, associé chez Gowlings. L'État n’a aucun moyen d’intervenir avant la tenue d'un spectacle.» Spécialisé en matière de diffamation et en droit des médias, l'avocat considère qu'un tel mécanisme serait jugé inconstitutionnel et injustifié.
«Sans débat judiciaire au préalable, il y aurait atteinte à la Charte québécoise et à la Charte canadienne.»
La seule voie possible pour interdire la tenue de propos diffamatoires ou incitatifs à la haine serait le recours à la Cour supérieure et l'injonction provisoire et interlocutoire, à condition d’en rencontrer les conditions d'introduction.
«L'action doit être intentée par une association ou des citoyens qui se sentent visés par les propos tenus et présentent un intérêt à agir», précise Me Karim Renno, associé chez Irving Mitchell Kalichman.
La jurisprudence est claire: «On ne peut empêcher par anticipation la tenue de propos diffamatoires que dans le cas où l'auteur n'a aucune défense possible à faire valoir», précise Me Bantey.
Interdiction restrictive
Ces ordonnances d'interdiction sont très difficiles à obtenir, s'agissant de propos futurs, même si dans le cas d'un spectacle, les représentations antérieures pourraient permettre de prouver leur répétition, indique Me Christian Leblanc, associé chez Fasken Martineau.
Si le caractère diffamatoire ou incitatif à la haine était établi par le demandeur, le juge ne pourrait aller jusqu'à interdire complètement la représentation, affirme Me Bantey. L'injonction doit être spécifique et l'atteinte à la liberté d'expression justifiée et aussi minimale que possible.
«La Cour d'appel rappelle que les tribunaux n'ont pas le pouvoir d'interdire des propos diffamatoires. Il faut que les propos soient précis et listés par le juge», poursuit l'avocat.
Citant l'arrêt Saskatchewan contre Whatcott, Me Leblanc rappelle que l'interdiction de tenir des propos haineux, adressés à un groupe de personnes et incitatifs à la violence, est une exception à la liberté d'expression tolérée par une société démocratique.
Et l'humour dans tout ça?
Si l'équilibre entre la liberté d'expression et le droit à la réputation et l'interdiction de tenir des propos haineux, est, selon Me Bantey, préservé et bien établi par la jurisprudence, l'humour pourrait compliquer l'appréciation de la preuve par la juridiction.
«Le tribunal n'est pas là pour juger du bon goût», souligne Me Renno. Cependant, on ne peut occulter l'incitation à la haine sous couvert d’utiliser un ton humoristique considère Me Leblanc. «La Cour doit se mettre dans les yeux et les oreilles de l'auditeur pour savoir s’il s'agit d'humour ou de propos haineux.»
Advenant la tenue de tels propos, l'État pourrait toujours intervenir pendant ou après le spectacle et arrêter la personne en question pour avoir enfreint les dispositions du Code criminel régissant les propos incitatifs à la haine, rappelle Me Bantey.
Si l'interdiction du spectacle de Dieudonné en France présente un caractère inusité, les trois avocats québécois consultés ne se souviennent pas qu'une telle interdiction ait déjà été prononcée au Québec.