Jurisprudence

Quand les juges se lâchent

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Emeline Magnier

2014-07-14 15:00:00

Certains juges n'ont pas peur de prendre de la distance avec le langage juridique dans leurs décisions et troquent les expressions latines contre des alexandrins et des expressions d'argot…
Les juges optent parfois pour une rédaction originale
Les juges optent parfois pour une rédaction originale
Depuis la première fois où vous vous êtes assis sur les bancs de la faculté de droit, vous avez lu des centaines si ce n'est des milliers de décisions.

Et on vous a appris qu'un jugement était rédigé en adoptant une structure assez uniforme malgré quelques variations selon la juridiction et la complexité de l’affaire.

Après l'introduction, vient le contexte factuel et procédural, les questions en litige, puis l'analyse et enfin la conclusion contenant le dispositif.

Le droit est rigoureux et le langage juridique technique et précis. Il y a peu de place pour l'imagination et à la créativité des rédacteurs.

Pourtant certains magistrats n'ont pas hésité à laisser aller leur plume à la fantaisie, pour le plus grand plaisir de leurs lecteurs juristes.

Juge et poète

Dans une affaire d'infraction au Règlement de pêche du Québec de 1979 rapportée par Soquij, le juge Jacques Pagé qui siégeait en Cour des poursuites sommaires, a démontré ses grandes qualités de poète en rédigeant en alexandrins.

Après avoir rappelé les faits reprochés au prévenu alors soupçonné d'avoir pêché à la perchaude avec une épuisette sans permis, le juge rend sa décision|http://blogue.soquij.qc.ca/wp-content/uploads/2014/06/R_c_Mailhot.pdf en utilisant des vers de douze syllabes.

''La preuve devant la Cour fut brève et sans éclat''
''Des gestes de l’accusé, l’agent en fit état.''
''Et ainsi décrivant d’un pêcheur hasardeux''
''Près d’un ruisseau tranquille, les agirs scandaleux.''
''»Il scruta de ces ondes la bouche d’une épuisette»''
''«Mais des nombreuses perchaudes j’ignore le décompte net»''
''«Et plusieurs fois je vis cet outil dangereux»''
''«Fouiller en profondeur les eaux calmes de ces lieux.»''
''En vain l’oeil attentif chercha les règlements''
''Qui devaient prohiber ces gestes si fréquents.''
''La Cour scrutant la loi chercha la règle écrite;''
''La Couronne fit de même car c’était sa poursuite.''
''Mais constata enfin que rien dans toutes les lois''
''Ne justifiait soudain l’assaut d’un tel émoi.''

Le juge pousse même sa poésie jusqu'au dispositif, ce qui donne une touche théâtrale à sa conclusion :

''Pour ces motifs la Cour, de l’acte reproché''
''À défaut d’interdit, acquitte l’accusé.''

Pour lire le jugement, cliquez ici|http://blogue.soquij.qc.ca/wp-content/uploads/2014/06/R_c_Mailhot.pdf.

De l'argot et du droit

Pour rédiger leurs jugements, les magistrats utilisent un vocabulaire choisi et adapté. Les décisions ayant des conséquences juridiques importantes, la signification de chaque phrase est importante.

Vous pensiez qu'il était impossible d'utiliser des mots tels que « tronche » et « quenottes » et des expressions comme « coller un pain », « gnon de coude » et « chercher noise » dans une décision de justice ?

Le juge Raymond Boyer
Le juge Raymond Boyer
Et bien, vous vous trompez ! Le juge de la Cour du Québec Raymond Boyer n'a pas hésité à utiliser l'argot dans une décision|http://blogue.soquij.qc.ca/wp-content/uploads/2013/02/desmeules_c_faubert_1995-12-21_raymond_boyer_jcq.pdf rendue en matière de responsabilité civile en 1995 et publiée sur le site de Soquij.

Le jour de la St-Jean Baptiste, ''« le défendeur s’est avancé vers le demandeur avec sa boutanche en l’aspergeant par l’arrière de la moussante que ce dernier venait de lui offrir. Tarabusté de souffrir cette affusion inopinée, le défendeur lui a bourradé un ramponneau dans la tronche.''

''Certains témoins ont décrit le geste. Il est difficile de déterminer si le défendeur s’est effectivement retourné vers le demandeur pour lui coller un pain; on peut toutefois conclure que le geste a été posé avec une détermination certaine dans le but de se défaire d’un importun luron en ribote.»''

Le demandeur en est ressorti avec deux dents déplacées et deux fractures coronaires. Considérant le geste de provocation du demandeur, la responsabilité entre les deux parties a été partagée.

''« Il semble évident d’après la preuve que ni le demandeur ni le défendeur n’avaient l’intention de se bigorner lors de l’incident de l’aspersion. En se livrant à cette plaisanterie, le demandeur ne cherchait noise à personne.''

''Parti en ribouldingue, il voulait simplement asticoter sa compagnie. Il a eu la poisse de se retrouver derrière un mec qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’y est pas allé de main morte mais plutôt d’un cubitus ravageur.''

''En voulant remettre le demandeur à sa place, le défendeur a vraiment attigé de sa force en percutant son abattis sur les quenottes de son follingue vis-à-vis.''

''Pour s’être mis en boule inconsidérément, le défendeur devra donc supporter une partie de la responsabilité des dommages subis par le demandeur. Pour sa part, en posant son geste gratuit et écervelé, le demandeur a porté atteinte à la dignité du défendeur et l’a ainsi provoqué à réagir d’une façon brutale et inattendue. ''

''Ce geste de provocation entraîne également pour lui une part de responsabilité.»''

Pour lire le jugement, cliquez ici|http://blogue.soquij.qc.ca/wp-content/uploads/2013/02/desmeules_c_faubert_1995-12-21_raymond_boyer_jcq.pdf.

Attendons le prochain opus. Peut-être sera-t-il rédigé en verlan ou langage texto ?
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