La confiance du public: la Cour d’appel explique

Pierre Trudel
2014-12-04 14:15:00
Rappelons, si besoin est, que la Cour n’avait pas à déterminer, à ce stade-ci, si Turcotte est ou non coupable ou responsable du meurtre. La seule question à laquelle le tribunal devait répondre est celle de savoir si, en vertu de la Loi, celui-ci a ou non le droit d’être libéré jusqu’à la tenue de son nouveau procès prévu à l’automne 2015.
Seule la question de savoir si les critères de l’article 515 (10)c) du Code criminel étaient remplis était en cause.
Tous les critères étaient démontrés, sauf un qui demeurait contesté. Il fallait déterminer si la détention de Turcotte jusqu’à son procès est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice.
Pour évaluer le critère de la confiance du public, les tribunaux examinent si une « personne raisonnable » aurait trouvé que la confiance du public envers l’administration de la justice serait minée. »
Le ministère public soutenait que le juge de première instance avait commis une erreur en haussant le standard de la personne raisonnable de façon telle que celle-ci doit être un juriste.
Le critère de la personne raisonnable

Ces jugements retiennent une notion de personne raisonnable qui réfère au « public informé », « c’est-à-dire un public en mesure de se former une opinion éclairée, en pleine connaissance des faits de la cause et du droit applicable, et qui n’est pas mû par la passion, mais par la raison. »
La Cour d’appel explique que le public informé sait qu’une personne accusée bénéficie du droit garanti par la Charte canadienne des droits et libertés d’être présumé innocent, et ce, tant qu’il n’a pas été dûment déclaré coupable par un jury. La Cour explique que « le droit à la présomption d’innocence est une assise fondamentale du droit criminel canadien dont l’intimé doit profiter même s’il reconnaît avoir posé les gestes reprochés. »
La Cour explique aussi que le public informé « sait que pour être déclaré coupable d’un crime, l’intimé doit non seulement avoir posé les gestes constitutifs de l’infraction, mais également avoir été capable de former l’intention criminelle de la commettre.»
Protection constitutionnelle
De la même façon, le public informé « sait que, même si le crime dont (…)Turcotte (…) est accusé est grave et qu’il est passible d’une longue peine d’emprisonnement, ce dernier a une défense fondée sur les troubles mentaux à présenter et que celle-ci vise à établir qu’il était incapable de former une intention criminelle. »
Le public informé sait que l’intimé jouit de la protection constitutionnelle de ne pas être privé de liberté sans juste cause et que la Charte favorise la mise en liberté d’un accusé, même dans les cas de crimes les plus graves.
La Cour continue en rappelant que « le public informé tient pour acquis que la détention de l’intimé (Turcotte) n’est pas nécessaire pour assurer sa présence à son procès ni pour assurer la protection et la sécurité du public, faute de preuve de la part de l’appelante et parce qu’elle ne remet plus ces questions en cause à l’occasion de sa demande de révision. » Ce point, rappelle la Cour n‘était même pas contesté par la Couronne.
Enfin, la Cour ajoute que « le public informé sait que, si l’intimé est déclaré coupable des crimes dont il est accusé ou d’une infraction incluse, il purgera, à ce moment, la peine imposée. »
Les coupures de presse

Aux paragraphes 68 et 69 de sa décision, la Cour d’appel écrit que « la lecture des coupures de presse montre à quel point il est dangereux de recourir à ce mode de preuve » pour juger de la confiance du public.
Dans les extraits d’articles soumis à la Cour, on « retrouve des opinions diverses, plus ou moins nuancées, plus ou moins objectives, plus ou moins mesurées, plus ou moins superficielles. Plusieurs exposent des faits inexacts ou ne rapportent pas ceux qui sont essentiels. La plupart taisent les principes juridiques essentiels à la prise de décision en matière de mise en liberté. Certaines opinions attisent la colère et dénaturent le débat. Peu rapportent fidèlement les faits et rappellent correctement les principes applicables. Globalement, il faut convenir qu’elles ne satisfont pas au critère de la personne raisonnable définie par la jurisprudence. » tranche la Cour.
Et la Cour ajoute qu’en recourant à des articles de journaux pour établir le critère de la confiance du public, le ministère public tente de laisser à l’humeur des opinions un rôle que le législateur a confié au juge. Une telle approche détourne de ses fins une évaluation fondée sur des valeurs fondamentales de la Charte, sur des critères établis par la loi et sur une analyse rigoureuse et pondérée de toutes les circonstances.
Démarche superficielle
La leçon est dure pour certains commentateurs ou médias qui se vantent presque d’ignorer les principes juridiques à partir desquels un juge rend sa décision au nom des « droits des victimes » et d’autres valeurs indéniablement importantes mais qui ici ne trouvent pas application. L’élémentaire rigueur commande en effet de prendre en compte les principes juridiques applicables à la situation.
Certes, personne est obligé de prendre la peine de regarder ce qu’il y a dans les lois et les jugements des tribunaux. Mais une démarche aussi superficielle n’est pas celle que doivent suivre les tribunaux lorsqu’ils décident de telles matières. La Cour d’appel vient de le rappeler.
Bien sûr, certains peuvent déplorer que les droits fondamentaux sont protégés par les chartes des droits. Mais la rigueur commande de tenir compte du fait que ces droits sont garantis par des textes qui sont au dessus des lois. Les sentiments de colère ne peuvent tenir lieu d’analyse rigoureuse des faits et des exigences de la Loi.
En somme, il est bon de prendre la peine de lire les décisions des tribunaux. Cela permet de mieux saisir que les droits fondamentaux constituent les normes à partir desquelles les tribunaux doivent déterminer comment une personne accusée doit être traitée et ce peu importe que le crime soit odieux et soulève de légitimes sentiments de révolte.
La Reine c. Turcotte, 2014 QCCA 2190. La décision est disponible sur le site de la Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ).
''Article publié sur le blogue du Journal de Montréal''