Tony le Maître tailleur
Éric Martel
2019-10-11 15:00:00
N’essayez toutefois pas d’en apprendre plus sur leur identité: le tailleur est encore plus sérieux quant au secret professionnel qu’un avocat émérite.
« Je ne voudrais pas qu’un de mes clients se fâche, ou encore pire, qu’il soit jaloux que j’aie oublié de mentionner son nom! » lance-t-il, en expulsant un rire que j’entendrai à maintes reprises au cours de la visite.
Pendant que Tony me fait toucher ses tissus italiens et m’explique les fonctions de ses machines à coudre - qui semblent bien avoir son âge - je lui pose la question qui me brûle les lèvres.
« Est-ce que les avocats sont de bons clients? »
« Oui… enfin, la plupart », répond-il, en esquissant d’un large sourire.
Il m’explique qu’il traite tous ses clients de la même manière. Juges, avocats ou professeurs, et ce, peu importe le montant dépensé. J’adore les avocats, ce sont des gens exigeants tout comme moi.
Pas une seconde à perdre
Toutes les secondes comptent pour le tailleur, qui, malgré son âge, travaille 75 heures par semaine. Pas la peine de se lever pour un client qui ne fera que perdre son temps, sachant qu’il doit confectionner une douzaine d’habits par semaine.
« Chaque fois que je me lève de ma chaise, je perds des secondes de travail. Vraiment, je n’ai pas le temps de regarder les mouches voler quand je suis ici », assure, en tapant du pied constamment.
Chaque matin, même le dimanche, il se lève à 5h20. Il quitte Laval, où il a pignon sur rue, et gagne sa boutique. Puisqu’il souhaite commencer à travailler à 6h05, il déjeune dans son bolide.
« Je l’avoue, je suis un peu malade dans la tête, rigole Tony. Un vrai malade de travail. »
Son obsession ne plaît pas à tous. Ses enfants, sa soeur et sa fille lui ont demandé à plusieurs reprises d’arrêter de travailler.
Sans succès.
« Ils ont remarqué que je leur répondais fermement, alors, ils ont tout simplement arrêté de m’en parler », raconte-t-il, avec un fort accent italien.
Mais plus la discussion coule, plus le septuagénaire s’ouvre sur ce sujet. Sur l’avenir de son commerce, auquel il donne tout depuis des décennies.
« Tout le monde doit s’arrêter un jour. Je suis conscient que bientôt, ce sera mon tour », se résigne-t-il, en fixant le sol.
Son regard n’est plus le même. Ses petits yeux, plissés par son rire constant depuis le début de l’entrevue, cèdent la place à un regard vide.
« J’espère que ma santé me permettra de décider du moment de ma retraite, parce que si je suis forcé à m’arrêter du jour au lendemain, il n’y a personne pour reprendre le magasin. »
Tony n’est pas le seul à penser de la sorte. De son propre aveu, plusieurs de ses clients insistent pour connaître le moment prévu de sa retraite.
Et vous le devinerez, la plupart de ces clients curieux craignent la retraite de Tony…
« Ils veulent être au courant, comme ça, avant que je ferme, ils pourront me commander une dizaine d’habits! », s’enthousiasme Tony, regagnant son sourire, la plus authentique signature du commerce Cecchini Tailleurs.