Ambiguïtés alléguées dans les documents d’appel d’offres : La cour d’appel tranche
Camille Beaudry
2024-07-16 11:15:51
Focus sur une récente décision de la Cour d’appel du Québec en droit de la construction…
La présence d’une ambiguïté dans les documents d’appel d’offres dans le domaine de la construction a été au cœur d’une récente décision de la Cour d’appel du Québec dans laquelle notre équipe a représenté avec succès l’Agence métropolitaine de transport (« AMT »).
A. DÉCISION DE PREMIÈRE INSTANCE
i. FAITS
L’AMT a lancé un appel d’offres pour deux projets visant des travaux sur l’autoroute 10 dont le premier concerne une voie réservée pour autobus et une nouvelle bretelle de sortie pour l’AMT, tandis que le second concerne le surfaçage de l’autoroute, financé par le ministère des Transports du Québec (« MTQ »).
Suite à l’ouverture des soumissions, Sintra inc. (« Sintra »), une entreprise spécialisée en construction d’infrastructure routière, est la plus basse soumissionnaire. Or, l’AMT a rejeté sa soumission, car cette dernière proposait des prix différents pour certains articles du Bordereau des prix et quantités alors qu’il était prescrit que ces prix, pour des travaux à réaliser tant dans le projet MTQ que dans le projet AMT, devaient être présentés au même prix unitaire.
En effet, en vertu de l’article 6.0 dudit Bordereau, les prix unitaires des articles répétés avec les suffixes a et b (ex. 004a et 004b) devaient être identiques. Sintra conteste le rejet de sa soumission, arguant notamment que les documents d’appel d’offres comportaient des ambiguïtés et que les exigences de l’AMT avaient pour effet de forcer les soumissionnaires à présenter des prix déséquilibrés, une pratique proscrite. Par son recours, Sintra réclame à l’AMT la somme de 708 292 $ à titre d’indemnité pour perte de profit.
ii. QUESTIONS EN LITIGE
La soumission de Sintra est-elle conforme aux exigences de l’appel d’offres ? Advenant qu’elle ne soit pas conforme, ceci résulte-t-il d’une ambiguïté des documents d’appel d’offres ?
Subsidiairement, l’irrégularité de la soumission est-elle mineure de sorte que l’AMT pouvait octroyer le contrat à Sintra ?
iii. MOTIFS DE LA DÉCISION EN PREMIÈRE INSTANCE
La Cour en première instance a retenu l’argumentaire de Sintra selon lequel la rédaction de la clause 6.0 l’avait induite en erreur et amenée à déposer une soumission dont certains prix unitaires des articles du bordereau séparés en a et en b n’étaient pas identiques.
Le juge fonde cette décision sur l’argument de Sintra voulant que la nature et les conditions de réalisation des travaux décrits dans chacun des articles scindés en sous-articles a et b étaient différentes dans le volet AMT de ce qu’elles étaient dans le volet MTQ.
Le juge ajoute que Sintra était justifiée d’agir ainsi dans le souci qu’elle disait avoir de ne pas présenter des prix déséquilibrés, une pratique défendue dans les instructions adressées aux soumissionnaires émanant de l’AMT.
Enfin, bien que la soumission de Sintra était entachée d’une irrégularité majeure parce qu’elle entraînait un enjeu d’égalité entre les soumissionnaires, le Tribunal conclut que Sintra est en droit d’être indemnisée pour sa perte de profits évaluée à 708 292 $ en sus des intérêts et de l’indemnité additionnelle.
B. DÉCISION DE LA COUR D’APPEL
i. ERREURS SOULEVÉES PAR L’AMT
Dans un appel interjeté par l’AMT, cette dernière reproche notamment au juge de première instance les deux erreurs suivantes :
Le juge a erré de façon manifeste et déterminante en concluant que l’article 6.0 des directives du Bordereau était ambigu et avait induit l’intimée en erreur, de sorte que l’appelante ne pouvait valablement écarter sa soumission.
Le juge a erré de façon manifeste et déterminante en concluant que l’intimée avait fait la preuve de ses dommages.
Pour soutenir ses prétentions, l’AMT soutient que la clause 6.0 est on ne peut plus claire. Cette dernière est rédigée dans un langage précis qui correspond au vocabulaire courant employé dans les documents d’appel d’offres en construction routière, un vocabulaire avec lequel les entrepreneurs en général et Sintra en particulier sont familiers. Enfin, selon l’AMT, un soumissionnaire qui constate une erreur ou une contradiction dans les documents d’appel d’offres a le devoir de s’informer et de dissiper toute ambiguïté.
ii. DÉCISION DE LA COUR D’APPEL
En appel, la Cour avalise les prétentions de l’AMT. En effet, contrairement à la position du tribunal en première instance, la Cour d’appel conclut que l’article 6.0 des directives du Bordereau n’était pas ambigu et n’avait pas induit Sintra en erreur.
Dans l’éventualité où Sintra aurait perçu une quelconque contradiction dans les documents d’appel d’offres avant le dépôt de sa soumission, elle a manqué à son obligation de communiquer ces irrégularités à l’AMT en temps opportun.
La Cour d’appel souligne également l’incohérence entre la qualification de l’irrégularité majeure de la soumission de Sintra par le juge de première instance et l’octroi des dommages à cette dernière. La position du juge de première instance, eu égard à l’irrégularité majeure de la soumission, est irréconciliable avec l’indemnité octroyée à Sintra.
En effet, face à la soumission de Sintra affectée d’une non-conformité majeure, l’AMT n’avait d’autre choix que de la rejeter. Vu ce qui précède, la Cour n’a pas eu à trancher la question des dommages réclamés. L’appel a été accueilli avec les frais de justice et le jugement de première instance, infirmé.
Cet arrêt rappelle que le soumissionnaire a l’obligation de se renseigner, corolaire de l’obligation d’information du donneur d’ouvrage. Ainsi, s’il constate des ambiguïtés ou des irrégularités dans les documents d’appel d’offres avant le dépôt de sa soumission, il doit s’informer auprès du donneur d’ouvrage.
À propos de l’auteure :
Camille Beaudry a intégré l’équipe de litige en droit de la construction du cabinet Miller Thomson à titre de sociétaire en janvier 2022.
Elle a étudié dans le programme coopératif combinant un baccalauréat en droit et une maîtrise en administration des affaires (MBA) de l’Université de Sherbrooke.