C-244 : Déverrouiller la réparation des biens
Gaspard Petit
2024-12-06 11:15:13
Focus sur un récent projet de loi en matière de droit d’auteur…
Le 7 novembre dernier, le projet de loi C-244 intitulé Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur (diagnostic, entretien et réparation)1 a reçu la sanction royale, ajoutant une nouvelle exception à l’encadrement des mesures techniques de protection (MTP) par la Loi sur le droit d’auteur (LDA).
Cette modification législative introduit l'article 41.121 à la LDA, permettant désormais le contournement des MTP pour l'entretien, la réparation et le diagnostic des produits.
Constat
L’impact réel du nouvel article 41.121 sur le marché de la réparation au Canada est limité.
Malgré l’amendement à la LDA, il demeure interdit pour les réparateurs de recourir aux services d’un spécialiste en contournement de MTP, et le matériel spécialisé à ces fins reste prohibé.
Par ailleurs, bien qu’un réparateur puisse désormais contourner les MTP pour diagnostiquer, entretenir ou réparer l’appareil d’un client, les risques de contrefaçon de droit d’auteur persistent, puisque l’amendement omet d’introduire une exception d’utilisation équitable à ces fins.
De plus, certaines questions demeurent en suspens : quelle sera, par exemple, la portée attribuée par les tribunaux aux termes « entretien » et « réparation »?
L’exception permet-elle de mettre à niveau un appareil selon de nouvelles normes ou de le réparer à l’aide de pièces plus performantes, ou le réparateur doit-il se limiter à entretenir l’appareil uniquement selon les spécifications d’origine?
Pensons, par exemple, au cas d’un appareil connecté rendu obsolète par l’adoption d’une nouvelle norme de sécurité : sa mise à jour constituera-t-elle un entretien?
Bref, l’adoption du projet de loi C-244 est un pas timide vers le droit à la réparabilité des biens, témoignant des défis de concilier droit de propriété des biens et droit de propriété intellectuelle.
Modifications apportées par C-244
L’article 41.121, tel qu’introduit par C-244 se décline en trois paragraphes :
Diagnostic, maintien et réparation
41.121 (1) L’alinéa 41.1(1)a) ne s’applique pas à la personne qui contourne une mesure technique de protection dans le seul but d’effectuer tout entretien ou toute réparation sur un produit, y compris tout diagnostic connexe, duquel fait partie une œuvre, une prestation fixée au moyen d’un enregistrement sonore ou un enregistrement sonore dont l’accès est contrôlé par la mesure technique de protection.
Précision
(2) Il est entendu que le paragraphe (1) s’applique à la personne qui, dans les circonstances prévues à ce paragraphe, contourne la mesure technique de protection pour une autre personne.
Exclusion
(3) Ne peut toutefois bénéficier de l’application du paragraphe (1) la personne qui, dans les circonstances prévues à ce paragraphe, accomplit un acte qui constitue une violation du droit d’auteur.
Ce nouvel article écarte ainsi la protection des MTP à des fins d’entretien et de réparation, y compris tout diagnostic connexe. Le paragraphe 41.121(2) précise que cette exception s’applique également à la personne qui effectue la réparation pour une autre personne, par exemple un réparateur professionnel. Le paragraphe 41.121(3) précise, quant à lui, que cette exception n’est applicable que dans les situations où il n’y a pas de contrefaçon de droit d’auteur; par exemple, une personne qui contournerait les MTP à des fins de réparation, mais qui en profiterait pour faire une copie illicite d’un programme d’ordinateur.
Le projet de loi C-244 réintroduisait certaines dispositions du projet de loi C-2722, déposé en septembre 2020 puis abandonné à la suite des élections fédérales de 2021. Toutefois, contrairement au texte d’origine, le changement adopté le 7 novembre dernier ne permet pas la fabrication, l’importation et la distribution d’appareils permettant le contournement de MTP en vue d’effectuer des réparations, et se limite plutôt à permettre le geste du contournement lui-même.
Origine du problème
Rappelons que le projet C-272 était en quelque sorte une réponse à l’affaire Nintendo of America Inc. c. King3, qui avait considérablement refroidi l’industrie de la réparation d’appareils munis de MTP. Dans cette affaire, la Cour fédérale avait accordé 11,7 millions de dollars en dommages-intérêts préétablis (« statutory damages ») en faveur de Nintendo of America Inc. pour le contournement de ses MTP, soit 20 000 $ pour chacun des 585 jeux touchés, en plus d’ajouter 1 million de dollars en dommages-intérêts punitifs.
Les MTP, également connus sous le nom de verrous numériques ou de DRM (« Digital Rights Management »), sont des dispositifs ou des technologies utilisés pour protéger les droits d'auteur et les informations sensibles dans le domaine numérique. Ils servent généralement à contrôler l'accès, la copie, la modification et la redistribution de contenus numériques tels que des fichiers audio, vidéo, des logiciels, des livres électroniques, etc.
Les MTP peuvent prendre diverses formes, notamment des codes d'accès, des mots de passe, des clés de chiffrement, des filigranes numériques (« watermark »), des signatures numériques, des techniques de cryptage, des protections matérielles intégrées, etc. Elles sont souvent intégrées dans les fichiers eux-mêmes ou dans les appareils qui les lisent, les stockent ou les diffusent.
Le chiffrement des DVD et la protection des cartouches de jeux vidéo en sont des exemples bien connus. À l’origine, l’encadrement des MTP avait été proposé par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), alors qu’on craignait que la montée en popularité d’Internet entrainerait une forte croissance de la contrefaçon du droit d’auteur.
En 1999, les États-Unis ratifiaient cet encadrement suite à l’adoption du Digital Millennium Copyright Act (DMCA), suivis, en 2014, par le Canada suite à l’entrée en vigueur de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur. Cet amendement législatif introduisait notamment l’article 41.1 à la LDA, qui interdit depuis le contournement des MTP.
De nos jours, les MTP se trouvent dans les voitures, les tracteurs, les implants médicaux, les cartouches d'imprimante, les consoles de jeux, les petits appareils électroniques et bien d’autres objets. L’octroi de 11,7 millions de dollars en faveur de Nintendo of America Inc. sur la base de cette disposition a eu l’effet d’une douche froide sur l’industrie de la réparation.
En réponse à cette décision, le projet de loi C-272 proposait une exception à l’interdiction de contourner les MTP à des fins de diagnostic, d'entretien et de réparation (référant à l’interdiction énoncée à l’alinéa 41.1(1)a) de la LDA), ainsi qu’une exception permettant la fabrication, l’importation ou la fourniture de produits permettant de contourner les MTP à des fins de diagnostic, d'entretien et de réparation (référant ici à l’interdiction énoncée à l’alinéa 41.1(1)c) de cette même loi).
Harmonisation avec l’Accord Canada-États-Unis-Mexique
La portée du nouvel article 41.121, introduit par le projet de loi C-244, a toutefois été considérablement restreinte afin d’éviter les conflits avec l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM). L’article 20.66 de l’ACEUM prévoit en effet que les pays membres doivent adopter trois catégories d’interdictions en lien avec les MTP : l’interdiction d’offrir des services de contournement de MTP, l’interdiction de fabriquer, d’importer ou de distribuer des appareils pouvant servir au contournement de MTP, et l’interdiction même de contourner les MTP.
Le cinquième paragraphe de l’article 20.66 prévoit certaines exceptions pour chacune de ces catégories, notamment pour des motifs d’interopérabilité, de recherche sur le chiffrement (sécurité) et d’activités gouvernementales – qui, pour la plupart, sont prévues aux articles 41.11 et suivants de la LDA – mais il ne prévoit pas d’exception pour la réparation des biens.
L’exception prévue à l’article 41.121 a donc été circonscrite à la troisième catégorie de l’ACEUM : l’interdiction même de contourner les MTP, prévue à l’alinéa 41.1(1)a). Les interdictions d’offrir des services de contournement et de fabriquer, d’importer ou de distribuer des appareils permettant le contournement, prévues respectivement aux alinéas 41.1(1)b) et 41.1(1)c), demeurent donc inchangées, même dans un objectif de réparation.
Une nouvelle ambiguïté
Nos collègues juristes partageront peut-être notre malaise quant aux modifications apportées aux définitions de l’article 41. Le législateur, en tentant de préciser l’applicabilité de la nouvelle disposition, semble plutôt avoir semé une nouvelle confusion par l’ajout de deux expressions contradictoires aux définitions de contourner et de mesure technique de protection, qui n’étaient pourtant pas nécessaires.
Dans le premier cas, on précise que la définition s’applique dans le cas de « l’œuvre ou [du] programme d’ordinateur protégés par la mesure », ce qui laisse sous-entendre qu’un programme d’ordinateur ne constitue pas une œuvre… alors que dans la seconde définition, on indique plutôt « une œuvre, y compris un programme d’ordinateur », ce qui sous-entend le contraire.
La clarification n’était pourtant pas nécessaire, puisque la définition d’« œuvre » comprend les œuvres littéraires, et que l’article 2 de la LDA prévoit expressément que les programmes d’ordinateur sont assimilés aux œuvres littéraires. Il est dommage que malgré plusieurs interventions lors des examens parlementaires, ce texte ait été ultimement adopté tel quel.
Balancer droit de propriété (des biens) et droit de propriété intellectuelle
Les débats entourant ce changement législatif témoignent bien de la difficulté de trouver un équilibre dans l’affaiblissement du droit de propriété des biens (et du droit de les réparer) au profit des droits de propriété intellectuelle. Par exemple, l'Association canadienne du logiciel de divertissement a plaidé pour l’exclusion des consoles de jeux de cette nouvelle exception.
Selon Paul Fogolin, vice-président, Politique et affaires gouvernementales de cette association, une ouverture trop large au droit à la réparation des biens mettrait en péril l’industrie du jeu vidéo en rendant presque impossible pour les titulaires de droits de poursuivre en justice ceux qui trafiquent leurs dispositifs de protection.
Charles Bernard, économiste principal pour l’Association des concessionnaires d'automobiles du Canada s’inquiétait des risques associés au vol automobile. Pour sa part, Catherine Lovrics, présidente du Comité de politique du droit d'auteur, Institut de la propriété intellectuelle du Canada, entrevoyait des risques en lien avec la cybersécurité.
Selon plusieurs intervenants de l’industrie, la mise à disposition de documents, de logiciels, de pièces et d’outils en vue d’une réparation augmenterait les risques de cyberattaques. Des risques semblables sont rapportés par des représentants de l’industrie aux États-Unis. Par exemple, l’Association of Equipment Manufacturers suggère que la possibilité de contourner les MTP pourrait compromettre les contrôles d'émissions sur les équipements, ce qui pourrait entraîner des infractions environnementales et des risques pour la vie humaine.
D’autres s’inquiètent des enjeux de responsabilité du fabricant. Selon Apple et Panasonic, les produits électroniques d'aujourd'hui sont trop complexes pour être réparés par des personnes non spécialisées. Ainsi, accorder un droit à la réparation élargi pourrait compromettre la sécurité des consommateurs. Les préoccupations en lien avec la sécurité, la sûreté et la responsabilité sont certes légitimes, mais on peut se questionner à savoir si le droit de la propriété intellectuelle est le bon outil pour y répondre.
Shannon Sereda, directrice des relations gouvernementales, des politiques et des marchés des commissions du blé et de l'orge de l'Alberta, a notamment mis en lumière les risques que représentait pour les agriculteurs l’impossibilité de réparer rapidement eux-mêmes leur équipement.
Selon elle, « [TRADUCTION] l'environnement législatif actuel au Canada soutient les monopoles de réparation d'équipement en permettant aux fabricants d'origine (OEM) d'interdire le contournement des MTP. » Ces propos ont été corroborés par, Anthony D. Rosborough, chercheur au Département de droit de l'Institut universitaire européen, qui déplorait que les MTP « fonctionnent principalement pour protéger les technologies, plutôt que les œuvres ou les droits des auteurs ».
Selon lui, l’industrie tente parfois de protéger par droit d’auteur ce qui devrait être protégé par brevet ou secret commercial. L’assouplissement des règles relatives aux MTP fait écho à des mesures semblables déjà adoptées aux États-Unis.
En effet, le 28 octobre dernier, le Librarian of Congress a renouvelé une série d’exceptions à l’article 1201 du Digital Millennium Copyright Act (DMCA), dont l’une permet de contourner certains moyens de protection à des fins de réparation. Ces exceptions sont renouvelables tous les trois ans, mais elles ont été, jusqu’à présent, renouvelées deux fois depuis 2018.
Les États-Unis ont entrepris plusieurs mesures pour promouvoir la réparabilité des biens depuis quelques années. En mai 2021, la Federal Trade Commission (FTC) a déposé un rapport détaillé sur diverses pratiques anticoncurrentielles en matière de droit à la réparation. Le 9 juillet 2021, peu après ce rapport, le président américain a émis un décret présidentiel pour lutter contre ces pratiques et favoriser le développement d’un marché de réparation par des tiers ou par les propriétaires.
Depuis, plusieurs États ont adopté des lois visant à promouvoir le droit à la réparation. Le 8 janvier 2023, John Deere s'est également engagé à permettre la réparation de son équipement par des réparateurs indépendants. Apple Inc., qui historiquement s'opposait à l'élargissement du droit à la réparation, a finalement changé de position en 2022, en lançant un service de réparation en libre-service et en appuyant publiquement la nouvelle loi californienne portant sur le droit à la réparation.
L’année dernière, l’OMPI rapportait que 40 États américains avaient entrepris des propositions de loi en faveur du droit à réparer. Chez nous, l’adoption du projet de loi C-244 s’inscrit également dans l’émergence d’un droit à la réparation des biens. Cette mesure s’ajoute, en ce sens, à un autre projet de loi fédéral, C-59, adopté en juin dernier et modifiant la Loi sur la concurrence afin de permettre aux tribunaux de contraindre un fournisseur à vendre des outils de diagnostic ou de réparation.
Au niveau provincial, rappelons que, l’an dernier, Québec devenait la première province à se doter d’une loi en matière de droit à la réparation. Nous pourrons observer, au cours des prochains mois, si le nouvel article 41.121 de la LDA permettra de déverrouiller le marché de la réparation. Pour l’instant, la mesure nous parait plutôt timide.
À propos de l’auteur
Gaspard Petit est avocat et conseiller technique au sein du groupe de Propriété Intellectuelle chez Lavery.