La clause de « soins appropriés » en assurance invalidité
Rosalie Rouillard
2023-12-07 11:15:00
La Cour se penche également sur la transposition de l’arrêt Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie–souvent invoqué pour justifier des dommages compensatoires – en droit québécois.
Contexte
L’intimé Hébert, dermatologiste, subit un sévère infarctus du myocarde en novembre 2014. Malgré une tentative de retour au travail en février et mars 2015, il est incapable d’accomplir les tâches qu’il exécutait auparavant. Il décide donc de fermer sa clinique et d’abandonner son permis de pratique.
Considérant qu’il n’est plus invalide à partir du 30 mars 2015, l’appelante cesse le versement des prestations d’assurance-invalidité. Malgré les demandes de l’intimé et la transmission de rapports médicaux, l’appelante refuse de rétablir le versement des prestations.
Le 17 mai 2022, l’honorable Janick Perreault condamne l’appelante à verser à l’intimé les prestations dues depuis le 1er avril 2015, de même qu’une somme de 20 000 $ à titre de dommages moraux, le tout avec intérêts au taux légal ainsi que l’indemnité additionnelle.
Condition de l’intimé
L’intimé est suivi par deux médecins : un interniste et son médecin de famille. Tous deux constatent qu’à toutes fins pratiques, le patient s’est remis de son infarctus. Hébert continue toutefois d’éprouver des symptômes qui l’empêchent d’exercer ses fonctions habituelles, et dont les médecins n’arrivent pas à identifier la source.
Au mois de juillet 2018, l’intimé produit le rapport d’un expert psychiatre qui conclut que les symptômes l’affectant sont bel et bien invalidants et révèlent un trouble symptomatologique somatique d’évolution chronique « qui reflète l’impact psychique de (son) infarctus du myocarde ». Selon Marc-André Laliberté, psychiatre, l’intimé aurait développé «une inquiétude démesurée envers la récidive d’un infarctus du myocarde, et une anxiété d’anticipation envers d’éventuels problèmes de santé». Cette anxiété serait d’une intensité paralysante et mènerait Hébert à restreindre fortement toutes ses activités.
Une contre-expertise du Dr Gérard Montagne produite par l’appelante confirme un trouble somatique chronique ainsi que des traits de personnalité narcissique, mais conclut qu’aucun de ces troubles n’est véritablement invalidant. Dr Montagne souligne qu’Hébert a surtout une tendance à la dramatisation et qu’il n’a reçu aucun soin ou traitement pour son trouble psychologique, n’en a pas sollicité et n’entend pas le faire.
Cette réticence n’est pas nouvelle puisque lors de son interrogatoire préalable, en novembre 2018, Hébert indique être en réflexion quant à la possibilité d’entreprendre un suivi psychologique. En 2020, l’intimé refuse également l’offre d’une psychologue-cardio du CHUM de participer à une consultation.
En première instance, l’honorable juge Perreault reconnaît que la condition cardiaque n’est pas invalidante mais conclut que peu importe le diagnostic, si Hébert est dans un état d’incapacité qui l’empêche d’accomplir les principales tâches de ses fonctions essentielles, il satisfait aux critères de la définition d’invalidité.
Selon la juge, le trouble somatique le rend incapable d’accomplir ses tâches. Elle écarte l’argument de l’appelante concernant l’exigence d’un suivi médical approprié, puisque Hébert est suivi par son médecin traitant et par un interniste et, subséquemment, par un cardiologue, et que son état est stationnaire.
Obligation de mitigation et état stationnaire
Les clauses pertinentes du contrat d’assurance sont les suivantes:
1/ DÉFINITIONS
9) Invalidité : Définition propre profession
Invalidité totale désigne un état d’incapacité résultant d’une maladie ou d’un accident qui empêche l’adhérent d’accomplir les principales tâches de ses fonctions professionnelles habituelles, qui exige les soins continus d’un autre médecin que l’adhérent lui-même et qui, s’il persiste après son 65e anniversaire de naissance, sans nécessairement exiger des soins médicaux continus, l’empêche alors complètement d’occuper tout emploi rémunérateur.
Il est entendu toutefois que lorsque des soins médicaux sont nécessaires et qu’ils relèvent de la compétence d’un spécialiste, ils doivent être rendus par un spécialiste du domaine approprié pour que l’invalidité totale soit reconnue.
(…)
7/ EXCLUSIONS
L’assureur ne verse aucune prestation pendant une période d’invalidité :
(…)
4) durant laquelle l’adhérent n’est pas sous traitement médical et sous les soins réguliers d’un autre médecin que l’adhérent lui-même, sauf le cas d’état stationnaire attesté par un autre médecin que l’adhérent lui-même;
(nous soulignons) Selon la Cour d’appel, la lecture combinée des clauses 1(9) et 7(4) ne peut laisser place qu’à une seule interprétation : les soins ou les traitements dont il y est question doivent se rattacher à la condition engendrant l’incapacité, c’est-à-dire à la maladie ou à l’accident qui la génère, à ses symptômes, à ses retombées et séquelles.
Ainsi, l’assuré invalide par suite d’une maladie ou d’un accident obtient et conserve les prestations que prévoit la police si sa condition incapacitante est et demeure sous traitement médical et sous les soins réguliers d’un médecin, à moins toutefois que son état ne soit devenu stationnaire. Un état stationnaire se définit comme étant un état qui n’est pas susceptible de s’améliorer ou de progresser sous l’effet d’un traitement.
La Cour nous rappelle que le contrat d’assurance peut exiger que la condition invalidante traitable soit, de fait, traitée, du moins par des moyens raisonnables. Selon la Cour, ce genre d’exigence contractualise, en quelque sorte, l’obligation de mitigation qui incombe à l’assuré (article 1479 C.c.Q.). La Cour confirme par ailleurs que le fardeau de démontrer que l’assuré ne remplit pas les conditions d’octroi et de maintien de la prestation repose sur les épaules de l’assureur.
En l’espèce, la juge Bich fait une distinction entre les périodes d’avril 2015 à juillet 2018 et de juillet 2018 à aujourd’hui.
Lorsque qu’Hébert reçoit son diagnostic en juillet 2018, son invalidité fait l’objet de soins et de traitements continus, quoi qu’inadaptés. Ainsi, on ne peut blâmer Hébert de ne pas avoir entrepris une démarche thérapeutique avant la réception du rapport de Dr Laliberté. Il a donc droit à des prestations du 1er avril 2015 jusqu’à la fin du mois de juillet 2018.
Toutefois, la preuve est à l’effet que l’intimé n’a suivi aucun traitement de nature à remédier ou à atténuer sa condition suite au diagnostic de Dr Laliberté. Ainsi, la Cour d’appel est d’avis que la juge de première instance, en déterminant que l’état de l’intimé était stationnaire en raison des suivis médicaux constants dont il faisait l’objet, a interprété de manière extrêmement restrictive les clauses 1(9) et 7(4), ce qui ne convient pas à leur objectif, les ampute de leur véritable fonction et les neutralise substantiellement.
En l’espèce, l’intimé n’a pas reçu (et n’entend pas recevoir) de suivi ou de traitement en lien avec son trouble somatique. Conséquemment, l’on ne peut présumer que ce trouble n’aurait pu se résorber ou s’alléger.
Bien que l’on puisse faire preuve de flexibilité et comprendre les tergiversations de l’intimé, des démarches auraient minimalement dû être entreprises lorsque l’appelante, dans l’exposé sommaire de ses moyens de défense, a soulevé l’absence de suivi ou de traitement médical. Ainsi, les prestations auraient dû être versées pour la période du 1er avril 2015 au 30 avril 2019 seulement.
Application de l’arrêt Fidler au Québec
L’appelante conteste également sa condamnation au paiement de 20 000$ à titre de dommages en réparation du préjudice moral issu du traitement fautif de la réclamation d’assurance de l’intimé.
Dans Fidler, la Cour suprême conclut que dans le cadre d’un contrat d’assurance invalidité, il convient de reconnaître le préjudice moral découlant de la simple inexécution du contrat, même si elle n’est pas assortie d’une faute distincte, et d’en tenir l’assureur responsable. L’appelante soutient que cette affaire de common law ne s’applique pas en droit québécois.
Or en l’espèce, la condamnation au paiement de dommages est fondée sur l’existence d’une faute réelle de l’assureur dans le traitement de la réclamation de l’intimé, et non sur une transposition de l’arrêt Fidler.
La juge Bich souligne qu’à ce jour, la Cour d’appel n’a pas appliqué cet arrêt aux contrats d’assurance régis par le Code civil du Québec, statuant plutôt en fonction d’une faute caractérisée de l’assureur ou de l’absence de preuve prépondérante du préjudice moral allégué.
La juge Bich suggère cependant que l’art. 1617 C.c.Q., qui pourrait être vue comme une exception à l’art. 1613 C.c.Q., semble a priori militer contre une telle transposition, en limitant à l’intérêt le préjudice et la réparation issus du retard dans l’exécution de l’obligation de verser une somme d’argent.
La Cour met l’emphase sur le choix des mots utilisés dans l’article 1617 C.c.Q. : ce n’est pas que le retard dans le paiement d’une somme d’argent «entraîne» ou «amène» le versement d’un intérêt. C’est plutôt que les dommages-intérêts résultant d’un tel retard «consistent dans» l’intérêt, sauf stipulation contraire, laquelle n’existe pas ici.
La Cour d’appel confirme néanmoins la conclusion de la première juge concernant l’existence d’une faute dans le traitement de la réclamation, faute qui justifie l’octroi de dommages compensatoires.
Me Rosalie Rouillard est avocate au sein du groupe droit des assurances chez Robinson Sheppard Shapiro. Sa pratique porte principalement sur le litige en matière d’assurance responsabilité civile générale.
Ayant à cœur la rigueur et la collaboration et souhaitant mettre de l’avant une approche humaine, elle se spécialise en responsabilité professionnelle, en assurance de personnes ainsi qu’en dommages corporels.