La cour d’appel du Québec se penche à nouveau sur les servitudes de restriction d’usage
Laurence Asselin Et Camille Thélisma
2024-08-28 11:15:54
Focus sur un récent arrêt de la Cour d’appel…
La Cour d’appel s’est récemment penchée sur les restrictions d’usage dans l’arrêt Ville de Drummondville c. Soucy Belgen Inc., 2024 QCCA 660. Elle y a confirmé que, pour qu’une servitude de restriction d’usage soit considérée comme une servitude réelle ou comme une servitude personnelle, celle-ci doit porter sur un immeuble ou sur un aménagement matériel des lieux.
Les faits
Au début des années 1980, la fonderie Soucy Belgen inc. (« Belgen ») s’opposait à un changement de zonage de la Ville de Drummondville (la « Ville ») qui aurait permis aux propriétaires de fonds voisins de développer un quartier résidentiel, et ce, par crainte des plaintes des futurs résidents.
Belgen a finalement conclu une entente avec le groupe Brouillette afin que celui-ci réserve ses fonds à des fins exclusives d’industrie légère ou commerciale. Le groupe Brouillette s’engageait également, ainsi que pour ses acquéreurs subséquents, à ne jamais exercer aucun recours contre Belgen suite aux activités industrielles. Les parties ont qualifié ces restrictions de servitude réelle à perpétuité (par. 5).
En 2020, le nouveau propriétaire des lots visés par les restrictions a institué une demande en justice afin que la Cour déclare que certaines clauses de l’entente soient considérées comme des obligations personnelles qui, à titre d’acquéreur subséquent, ne le lient pas.
Le 18 août 2022, la Cour supérieure a rejeté les allégations en demande, étant d’avis que tous les critères nécessaires étaient présents afin de pouvoir qualifier les clauses en litige de servitude réelle, soit l’existence d’un avantage et d’une charge pour le fonds servant, et le caractère perpétuel de ces deux éléments.
L’arrêt de la Cour d’appel
La Cour d’appel a accueilli l’appel de la Ville de Drummondville.
Dans un premier temps, la Cour rappelle les distinctions entre les servitudes réelles, les servitudes personnelles et les obligations personnelles : la servitude réelle constitue un droit réel qui impose une contrainte sur un fonds servant au profit d’un fonds dominant et que celle-ci lie ses ayants cause.
La Cour rappelle également les 6 critères requis afin de conclure à l’existence de ce type de servitude, soit 1) la présence de deux fonds, 2) des propriétaires différents, 3) des fonds voisins, 4) un avantage pour le fonds dominant, 5) l’obligation pour le propriétaire du fonds asservi de souffrir ou de ne pas faire quelque chose et 6) le caractère perpétuel (par. 21); la servitude personnelle, qui constitue également un droit réel, met un fonds servant au service d’une personne (plutôt que d’un immeuble) (par. 22); l’obligation personnelle, contrairement aux servitudes réelles et personnelles, concerne un rapport de droit entre deux parties. Un tiers ne peut être lié par ce rapport que s’il y consent ou que la loi le prévoit (par. 23).
Dans un second temps, la Cour se penche sur les clauses au cœur du litige, soit les clauses de restriction d’usage et de restriction aux recours. En ce qui a trait aux clauses de limitation d’usage, la Cour d’appel souligne qu’il a été reconnu que de telles clauses pouvaient constituer des servitudes réelles. Conformément aux enseignements de l’un de ses derniers arrêts en la matière, elles doivent cependant porter sur l’immeuble servant et son aménagement matériel des lieux.
Il doit par exemple s’agir d’une restriction sur la hauteur des bâtiments, d’une interdiction des constructions autres que résidentielles ou encore d’interdiction de construire tout kiosque ou bâtisse pour limiter l’usage d’un terrain à un parc de repos.
En l’espèce, la Cour a jugé que ce n’était pas le cas et a conclu que les clauses de limitation d’usage, ainsi que l’avantage conféré par celles-ci, visaient l’activité commerciale et industrielle et non l’immeuble. La Cour mentionne que les clauses en question se rapprochent davantage d’une clause de non-concurrence ayant été mise en place afin de favoriser les activités commerciales et industrielles.
Ensuite, la Cour d’appel se penche sur la clause de restriction totale face aux recours pouvant être intentés par le voisinage, par exemple en vertu de l’article 976 Code civil du Québec. La Cour réitère de nouveau qu’en l’espèce, l’avantage conféré n’est pas en lien avec le fonds dominant, mais bien par rapport à l’activité commerciale et industrielle. Cette clause permettrait effectivement de « conférer une immunité à celui qui exploite l’activité industrielle pour tout préjudice en découlant » (par. 39).
Par ailleurs, le critère de perpétuité n’est également pas atteint avec cette clause. En effet, à partir du moment où l’activité industrielle et commerciale prend fin, cette restriction « n’a plus d’objet, ce qui met à mal la condition de perpétuité propre à la servitude réelle, mais surtout démontre que l’avantage ne vise pas véritablement le fonds lui-même, mais plutôt la seule activité qui y est exercée » (par. 39).
À la lumière de ce qui précède, la Cour d’appel en vient à la conclusion que les clauses de limitation d’usage et de restriction des recours en cause constituent des obligations personnelles et non des servitudes réelles. Ainsi, la seule manière pour ces clauses d’engager les acquéreurs subséquents serait d’obtenir le consentement de ceux-ci.
Conclusion
Cet arrêt s’inscrit dans la même lignée que le courant jurisprudentiel visant à restreindre la portée des servitudes de restriction d’usage initié par l’arrêt Épiciers Unis Métro-Richelieu Inc. c. The Standard Life Assurance Co. et suivi par la plus récente émanation de l’arrêt Société immobilière Duguay Inc. c. 547264 Ontario Limited, au-delà des enjeux de non-concurrence plus généralement rencontrés, notamment dans le secteur de l’épicerie, et comporte certains parallèles avec l’arrêt Granby (Ville de) c. Poulin (Succession de) sur une servitude de non-construction aux fins de préserver un parc de repos.
Sans toutefois rendre toutes servitudes de restriction d’usage invalides, la Cour laissant encore la porte ouverte à de telles possibilités, ces dernières semblent cependant réduites à peau de chagrin.
À propos des auteures
Laurence Asselin est avocate chez LCM. Elle est notamment spécialisée en litige civil et commercial ainsi qu’en droit de l’emploi.
Camille Thélisma est étudiante en droit chez LCM.