La Cour suprême rejette une nouvelle règle d’appréciation en matière d’agression sexuelle
Zakary Lefebvre Et Savannah Attia
2024-05-06 11:15:20
Focus sur une récente décision rendue par la Cour suprême sur les règles d’appréciation en matière d’agression sexuelle.
En droit criminel, et plus particulièrement en matière d’agression sexuelle, les tribunaux ont joué un rôle marquant dans la mise en place de balises protégeant les droits des victimes. Ces balises ont été concrétisées par l’interdiction du recours aux mythes et stéréotypes à l’égard des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle.
Récemment, les juridictions d’appel ont eu tendance à élargir la portée de cette interdiction, considérant qu’il serait « tout aussi fautif de tirer des inférences à partir de stéréotypes quant à la façon dont on s’attend à ce que les personnes accusées agissent » (R v. J.C., 2021 ONCA 131, paragraphe 63).
Il s’agit donc, pour les Cours d’appel, de créer une « règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées », s’appliquant aux hypothèses factuelles à l’égard de tous les témoins et catégorisant toute violation à cette règle comme une erreur de droit.
Dans R. c. Kruk, la Cour Suprême se prononce pour la première fois sur la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées, et plus généralement sur la jurisprudence cherchant à transformer le contrôle en appel des conclusions sur la crédibilité et la fiabilité dans les affaires d’agression sexuelle.
Contexte
Les appelants se pourvoient contre deux jugements rendus par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, dans lesquels la Cour d’appel avait infirmé les déclarations de culpabilité, sur base d’erreurs de droit dans les appréciations de la culpabilité et de la fiabilité par les juges des procès. Les intimés demandent à la Cour suprême de reconnaître la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées, sur laquelle la Cour d’appel de la Colombie-Britannique avait fondé son analyse.
Dans le premier arrêt (R. v. Kruk 2022 BCCA 18), la Cour d’appel a déterminé que, en concluant qu’il est improbable qu’une femme se trompe quant à la sensation d’une pénétration péno-vaginale, le juge de première instance avait effectué un raisonnement conjectural ne relevant pas de la connaissance d’office.
Dans le second arrêt (R. v. Tsang 2022 BCCA 345), la Cour d’appel a déterminé que le juge de première instance s’était fondé sur des généralisations non étayées par la preuve et a effectué un raisonnement conjectural en concluant que :
1) une personne ne demanderait pas de but en blanc à recevoir des fessées pendant les préliminaires ;
2) une personne contrôlante ne s’abstiendrait pas de se livrer à des rapports sexuels vaginaux parce qu’elle ne pouvait pas trouver de condom ;
et 3) une personne ne quitterait pas abruptement et cavalièrement la personne avec laquelle elle vient d’avoir des rapports sexuels consensuels.
En se fondant sur la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées, la Cour d’appel a analysé les conclusions des juges du procès sur la crédibilité et la fiabilité selon la norme de la décision correcte.
Dans les deux arrêts, elle a conclu que les juges de première instance avaient commis des erreurs de droit en formulant des hypothèses sur le comportement humain qui ne reposaient pas sur la preuve et avait ordonné la tenue d’un nouveau procès.
Décision
Question en litige : L’erreur de droit découlant de la règle interdisant le recours aux hypothèses logiques infondées devrait elle être reconnue?
Analyse :
La Cour Suprême rejette la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées comme fondement de contrôle en appel des conclusions sur la fiabilité et la crédibilité tirées par les juges. Ainsi, la juge Martin, rédigeant les motifs majoritaires au nom du juge en chef Wagner et des juges Côté, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin, a accueilli les appels, annulé les décisions de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique et rétabli les déclarations de culpabilité.
La juge Martin a rappelé dans un premier temps que :
(29) Normalement, les appréciations de la crédibilité et de la fiabilité sont susceptibles de révision selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante et commandent par ailleurs la déférence. Toutefois, lorsque le juge du procès s’appuie dans ses motifs sur des mythes ou stéréotypes à l’endroit des personnes plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle, cela constitue une erreur de droit.
Selon l’opinion majoritaire, il n’est pas pertinent d’appliquer un traitement identique aux victimes d’agressions sexuelles et aux accusés, précisément du fait que l’interdiction du recours aux mythes et stéréotypes a un objectif réparateur envers les femmes victimes de violence sexuelle. Afin de fournir le contexte juridique de cette interdiction, la juge Martin en retrace l’historique. Elle souligne que les femmes, en tant que groupe, ne recevaient pas par le passé une protection juridique contre la violence sexuelle, qui se caractérisait même à travers les règles de procédure :
(34) En outre, des règles de preuve particulières régissaient le témoignage des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle. Selon l’exigence de corroboration qui était prévue par la loi, le juge devait donner l’instruction au jury qu’il était dangereux de déclarer l’accusé coupable d’une agression sexuelle sur le seul fondement du témoignage d’une plaignante (Code criminel, S.C. 1953 54, c. 51, par. 131(1)). (…)
L’interdiction du recours aux mythes et stéréotypes a été mise en place pour rétablir l’équité générale du procès. Le respect des droits fondamentaux de la plaignante en est donc équilibré par rapport au droit à la présomption d’innocence de l’accusé. En élargissant cette interdiction en ce qu’elle protège également l’accusé, elle est dénaturée de son objectif principal et donc rendue obsolète.
Cette nouvelle règle empêche également le recours au bon sens auquel les juges des faits doivent se livrer : cela entre inévitablement et nécessairement dans leur mission d’appréciation des témoignages.
L’empêcher aurait pour conséquence d’imposer aux avocats criminalistes la présentation d’éléments de preuve pour établir des conclusions qui font partie du bon sens et son, en ce sens, généralement vraies. Autrement dit, la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées va à l’encontre de la fonction judiciaire dans son ensemble.
Pour toutes ces raisons, la juge Martin a rejeté la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées et a rappelé le cadre d’analyse des conclusions sur la fiabilité et la crédibilité tirées par les juges : 1) la Cour chargée de la révision doit se demander si l’affirmation contestée est bien une hypothèse ; 2) si tel est le cas, elle doit établir la norme de contrôle qu’il convient à y appliquer (celle de la décision correcte si l’erreur est une erreur de droit reconnue, sinon celle de l’erreur manifeste et déterminante) ; 3) si une erreur manifeste est décelée, il faut aussi conclure que le recours à cette hypothèse a été déterminant dans l’issue de l’affaire.
Puisque la règle proposée a été rejetée, la juge Martin a analysé tant les arrêts en pourvoi que le raisonnement des juges de première instance, en appliquant le cadre analytique susmentionné. Dans les deux affaires, elle a conclu que :
(119) (…) en cherchant des sources extrinsèques à l’appui des généralisations, les juridictions d’appel risquent de ne pas remarquer les éléments de preuve qui se trouvent vraiment dans le dossier.
En effet, en appliquant la règle litigieuse, la Cour d’appel a procédé à une analyse des conclusions des juges de première instance « microscopique », se préoccupant plutôt de la preuve des hypothèses formulées par les juges que de l’ensemble des conclusions dans lequel ces hypothèses s’inscrivent. Ce faisant, elle a eu une analyse réductrice et dénuée de déférence à l’égard des conclusions des juges de première instance.
Finalement, la seule hypothèse que la Cour Suprême conçoit comme inexacte est celle formulée dans l’arrêt Tsang, selon laquelle « une personne ne quitterait pas abruptement et cavalièrement la personne avec laquelle elle vient d’avoir des rapports sexuels consensuels ». Cependant, puisque cette erreur manifeste n’a pas été déterminante dans le raisonnement de la juge et donc dans l’issue de l’affaire, elle ne justifie pas l’intervention d’une juridiction d’appel.
En conséquence, la Cour Suprême a fait droit aux deux pourvois et rétablit les déclarations de culpabilité.
Le juge Rowe, en tant que partie dissidente, est parvenu à la même conclusion que les juges majoritaires, mais à la suite d’un cadre analytique différent, en deux questions :
1) le juge du procès s’est-il appuyé sur une attenté généralisée dans son raisonnement?
2) Si oui, cette attente était-elle raisonnable?
3) Si oui, s’est-il fondé sur cette attente généralisée et raisonnable comme s’il s’agissait d’un fait déterminant et incontestable?
Pour le juge Rowe, si l’attente généralisée est déraisonnable, cela constitue une erreur de droit. Également, puisqu’il est possible que les gens agissent contrairement à ce à quoi l’on s’attendrait normalement d’eux, se reposer sur une attente généralisée et raisonnable comme s’il s’agissait d’un fait déterminant et incontestable, constituerait une erreur de droit. En somme, pour le juge Rowe, un juge peut s’appuyer sur une attente généralisée à condition qu’elle soit raisonnable et qu’elle ne lui soit qu’un outil d’appréciation de la preuve.
Ce texte a été publié à l’origine sur le blog du Jeune Barreau de Montréal.
À propos des auteurs
Me Zakary Lefebvre est avocat en droit criminel et pénal au sein du cabinet de Me William Roy. Impliqué dans sa communauté, Me Lefebvre offre des services pro bono via le service d’information juridique à la Cour municipale de Montréal depuis le début de sa pratique.
Savannah Attia est étudiante en droit à l’Université de Montréal. Elle est notamment auxiliaire d'enseignement au sein de sa faculté pour le professeur adjoint Lukas Vanhonnaker.