En amour avec Haïti

Céline Gobert
2016-01-21 15:00:00
Depuis 2012, Me Suzanne Laberge est en Haïti, à Port au prince. Elle y dirige le Projet d’Appui Technique en Haïti (PATH) visant notamment à renforcer les capacités institutionnelles et moderniser les administrations publiques dans ce pays ravagé par les catastrophes naturelles, dont le séisme en 2010.
Fin septembre 2015 quand elle s’entretient avec Droit-inc, c’est la canicule. 40 degrés. Par la fenêtre, elle perçoit une partie de bidonvilles. Une urbanisation qu’elle décrit comme sauvage, hétéroclite, faite à la va-vite, à la manière des favelas en Amérique du Sud. « Haïti est comme une cuvette, décrit l’avocate, parsemée de constructions en brique anarchiques, qui côtoient des maisons de gens plus nantis. » C’est d’ailleurs ce qui frappe le plus quand on arrive dans ce pays : l’écart de richesse, visible au niveau architectural, entre les populations.
En Haïti, elle est impressionnée par l’art : les habitants peignent, sculptent, écrivent. Elle entretient une relation « torturée » avec le pays, qui tient du rapport amoureux, dit-elle, « J’aime beaucoup Haïti et en même temps certaines choses me mettent très en colère. »
Certes, elle ne pratique pas activement le droit, mais elle s’en sert tous les jours. Lorsqu’elle rédige des contrats par exemple, il faut qu’elle soit capable de comprendre toutes les réformes législatives et juridiques que connaît le pays, de lire les documents, de comprendre les décrets, les arrêtés, avec ses interlocuteurs juristes.
Une vision plus globale

Après un stage à l’Aide juridique à Montréal en droit criminel, en défense, elle a pratiqué pendant quelques années comme avocate, au début des années 90, au sein d’un cabinet privé à Montréal en droit criminel puis à la Cour municipale de Longueuil à titre de procureur.
C’est en 1995 qu’elle rejoint le Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme comme officier des droits humains, au Rwanda, suite au génocide de 1994. « On parle beaucoup de développement international aujourd’hui mais à l’époque ce n’était pas à la mode, personne ne pensait que c’était fantastique, c’est devenu un peu plus « glamour » depuis. ».
Elle n’a pas encore 30 ans. Sa pratique s’ouvre sur le droit international et ses instruments juridiques. En Afrique, elle se sent immédiatement « confortable », et travaille avec des avocats venus de partout, des anglais, des grecs, des gens d’Ukraine ou d’Espagne. Son travail, avec des interprètes, représentants institutionnels et agences onusiennes, s’effectue auprès des détenus dans un contexte post génocide chaotique et a notamment pour but de s’assurer que soient respectées a minima des règles relatives aux centres de détention.
Dans l’action
Ce n’est pas facile tous les jours : son équipe est critiquée par les autorités, on pense qu’ils sont du côté des génocidaires. Pire : des collègues sont tués, venus du Cambodge et de la Grande-Bretagne. Avait-elle peur pour sa vie ? « Difficile de répondre. La peur est quelque chose qui arrive quand on s’assoit et qu’on réfléchit, pas quand on est dans l’action.»
En 1997, elle part en Angola, à nouveau comme officier des droits humains, un pays qui a connu 40 ans de guerre civile. Elle travaille alors dans des conditions très dures, au coeur d’infrastructures détruites par les roquettes, endommagées par la guerre, dans un hôtel réaménagé par les Nations-Unies. Elles sont trois femmes parmi des centaines de militaires !
Fin 1998, elle se rend au Kosovo, au sein de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) comme officier des droits humains et agent de liaison auprès des ONG nationales relatives aux droits humains. Elle y travaille suite au conflit entre les Serbes et les Albanais. « Il est important de faire quelque chose à notre échelle. En étant inactif, il n’y a rien qui change », dit-elle simplement.
Et quand elle ne travaille pas, elle parcourt encore le monde : Magadagascar, l’Inde, le Mozambique, l’Ouganda, le Kénya, le Bénin. En 5 ans, elle n’aura passé que 10 jours au Québec.
Être utile
Après avoir travaillé au Centre Lester B. Pearson comme gestionnaire de projets, de 2000 à 2005, où elle s’occupait du contenu et du pilotage de formations en Afrique de l’Ouest dans des écoles d’États majors en Afrique francophone pour des personnes pressenties à participer à des missions de maintien de paix, elle repart au Mali.
Elle y est coordinatrice résidente pour le Programme décennal de Développement de la justice (PRODEJ) et contribue à la mise en oeuvre du plan d’action de la réforme de la justice et de la législation en matière de politique pénale au Mali. En plus d’une informatisation des tribunaux de première instance, c’est toute une réflexion sur les droits de la personne qu’elle conduit sur place.
À la question : avez-vous l’impression d’être utile ?, elle répond à l’affirmative. « Mais très modestement, avec beaucoup d’humilité. Le changement n’est peut-être pas immédiat mais il est dans le temps. Si j’ai pu participer à la modification infime du comportement et de la perception de certains éléments de droit sur des groupes de femmes par exemple, oui je suis utile. »
De retour
De 2007 à fin 2011, elle est de retour en terre québécoise où elle travaille comme consultante, chargée des évaluations et des suivis dans le cadre de projets pour l’Agence canadienne de Développement International. C’est d’ailleurs au cours d’un premier mandat qu’elle découvre Haïti.. Elle se rend également au Cameroun ou au Rwanda pour des firmes québécoises.
« J’en avais assez. Je voulais retrouver ma famille, mes amis, mes racines, et notre façon de vivre. » Elle réalise la qualité de vie que l’on a au Québec : « marcher dans la rue sans avoir peur de marcher sur une mine, par exemple. Je connais des gens à qui c’est arrivé. »
Cet l’automne, à nouveau, elle a quitté pour Haïti avant de revenir au Québec. L’éloignement est quelque chose « que l’on évalue mal », ajoute-elle. « Avec le temps vient le désir de retrouver quelque chose qui me représente, une histoire qui est la mienne, un cadre familier. »