Des fonds offshore rapatriés à rabais

Francis Vailles - La Presse
2016-05-16 13:20:00

L’enquête baptisée « projet Critique » cible « six ou sept personnes » qui auraient orchestré ce système parallèle de divulgation volontaire entre 2005 et 2013, selon des procédures en Cour supérieure. Parmi elles se trouvent des fonctionnaires ou ex-fonctionnaires de l’Agence du revenu du Canada (ARC).
Il est question de corruption de fonctionnaires, d’abus de confiance et de fraude envers le gouvernement. Le bureau de Laval de l’Agence est particulièrement ciblé, mais aucune accusation n’a encore été déposée.
«…c’est un dossier de grande envergure. Il y a plusieurs enquêteurs qui ont travaillé au dossier, plusieurs témoins qui ont été rencontrés», a déclaré l’un des principaux enquêteurs au dossier à la GRC, André Jean, dans un témoignage en Cour supérieure.
Selon nos informations, le réseau parallèle pouvait permettre de diminuer de presque la moitié la facture à verser au fisc pour rapatrier des fonds outre-mer (voir encadré). Impossible encore de connaître comment ce gain pouvait être réparti entre les consultants externes, les fonctionnaires présumés corrompus et les clients, ni même de savoir jusqu’à quel point les clients savaient qu’ils empruntaient une voie présumée illicite moins coûteuse.
Pour le moment, nos sources indiquent qu’une douzaine de riches contribuables de la région de Montréal sont dans l’embarras dans cette affaire, qui n’est aucunement liée aux Panama Papers. Pour chacun, les fonds rapatriés en jeu varieraient entre 500 000$ et plusieurs millions.
Intertitre : Un avocat réputé
L’enquête de la GRC, lancée en 2011, a dernièrement frappé l’un des plus brillants fiscalistes à Montréal, Jean Groleau. L’avocat spécialisé en litige fiscal a quitté la firme Dentons dans la foulée d’une perquisition de la GRC à la Place Ville-Marie, est-il indiqué dans une lettre de Dentons transmise à de nombreux clients l’automne dernier.
« Nous vous écrivons concernant le mandat que vous avez confié à Me Jean Groleau (…) Nous avons appris que la GRC mène une enquête sur la conduite de certains fonctionnaires de l’ARC, anciens et actuels, et d’autres personnes, y compris l’intermédiaire que Me Groleau a retenu pour négocier avec l’ARC en votre nom (…) Certains dossiers de Dentons Montréal ont été saisis en vertu d’un mandat de perquisition », est-il écrit dans la lettre, datée d’octobre 2015, et signée par l’associé directeur de Dentons, John Esvelt.
Après la perquisition, Jean Groleau a quitté Dentons et lancé son propre cabinet, en août 2015, avec deux partenaires. Le fiscaliste s’était notamment fait connaître pour avoir négocié un règlement à l’amiable avec l’Agence du revenu du Canada dans le dossier de Tony Accurso. L’entrepreneur en construction ou ses entreprises ne seraient pas liés à cette affaire.
Intertitre : De faux documents?

La lettre n’indique pas qu’il s’agit de divulgation volontaire pour des fonds cachés à l’étranger, mais La Presse a pu faire confirmer qu’il s’agit bien de la nature de l’enquête auprès de trois sources indépendantes.
Dans sa lettre, Dentons invite ses clients à consulter une fiscaliste d’une firme concurrente de Montréal pour régler leurs problèmes, de même qu’une avocate criminaliste de Toronto.
Joint par La Presse, Dentons a été très peu loquace, mais a confirmé l’enquête. « Dentons collabore avec la GRC relativement à une enquête en cours. Dentons n’est cependant pas la cible de cette enquête et les avocat(e)s et professionnels actuels de Dentons ne sont pas visés».
Quant à Jean Groleau, il a réagi par courriel par l’entremise du relationniste Louis Aucoin. « Nous avons l’obligation de protéger la confidentialité des renseignements des clients et, par conséquent, il ne nous est pas possible de répondre à vos questions à cet égard. D’autre part, nous ne sommes pas autorisés à dévoiler tout renseignement relatif à l’enquête qui est en cours. Dans ce contexte, un devoir de réserve s’impose quant à tout commentaire, par crainte de causer du tort aux clients ou à l’enquête.»
L’enquête dure depuis cinq ans maintenant, et certains se demandent si et quand des accusations criminelles seront finalement portées. En juin 2015, durant un interrogatoire en Cour, le policier André Jean affirmait que l’enquête devait tirer à sa fin quatre mois plus tard (vers octobre 2015). Sept mois sont passés depuis et il n’y a toujours pas d’accusations.
L’enquête est techniquement complexe dans la mesure où les dossiers fiscaux des clients de l’Agence sont confidentiels. Même le principal suspect ciblé par la GRC est incapable d’obtenir les motifs complets que la police a invoqués devant le tribunal pour le perquisitionner, en novembre 2013. Tout est sous scellé.
En mars 2015, une version lourdement caviardée de la déclaration de l’enquêteur de la GRC lui avait été transmise. Mais en juin 2015, la juge lui a refusé l’accès à une version plus complète, invoquant notamment le « secret fiscal » des « nombreuses personnes dont les noms apparaissent à l’affidavit ». Ces personnes seraient pourtant ses anciens clients, dont il connaît le dossier. La cause est en appel.
Le projet «Critique» de la GRC a pris une tournure différente lorsque les policiers ont découvert 100 000$ d’argent comptant et 11 lingots d’or d’une valeur de 600 000$ dans une fermette de Charlevoix, en 2013.
La découverte a été faite dans le cadre d’une perquisition des propriétés du principal suspect visé dans cette affaire, un ancien vérificateur de l’Agence du revenu du Canada (ARC), aujourd’hui âgé de 59 ans.
Durant cette journée de novembre 2013, les policiers ont simultanément fait des perquisitions aux résidences de Laval, de Saint-Sauveur et des Éboulements de l’individu et de sa conjointe. Même son véhicule automobile a été fouillé. Ils cherchaient des documents pour alimenter leur enquête sur la présumée corruption de fonctionnaires pour certains dossiers de divulgation volontaire de riches contribuables, selon nos informations.
Or, à la fermette des Éboulements, dans la région de Charlevoix, les policiers ont mis la main sur 11 lingots d’or d’un kilo, en plus de 100 000$ d’argent comptant. Chacun des lingots avait la taille d’un iPhone et leur valeur globale était estimée à 600 000$.
Cette découverte a ouvert un nouveau volet de l’enquête. Les policiers soupçonnent que les lingots et l’argent comptant sont des biens obtenus criminellement et que les lingots servent d’outils de blanchiment.
Pour vérifier leur légitimité, les enquêteurs ont plus tard demandé les reçus d’achat des lingots, ce que le suspect n’a pas été en mesure de fournir, a affirmé le policier François-Olivier Millette, dans un témoignage en Cour supérieure en juin 2015.
Les enquêteurs ont ensuite procédé à une analyse juri-comptable des activités du suspect pour voir s’il avait les moyens de se procurer ces lingots de façons légitimes. Il n’a pas été possible de savoir où en est rendu l’analyse.
Une partie du témoignage des policiers en Cour a été faite à huis clos. Toutefois, la portion publique du témoignage nous apprend que le suspect est impliqué dans des menaces physiques liées à cette affaire, sans plus de détails.
Le suspect a fait une demande au tribunal pour récupérer son argent et ses lingots, jugeant que la fouille et la saisie de de la GRC étaient abusives. Il se dit toutefois incapable de faire valoir adéquatement ses droits compte tenu du refus de la Cour de lui donner une copie relativement complète du témoignage écrit de l’enquêteur qui a servi à obtenir les mandats de perquisitions du tribunal.
Trois fonctionnaires de l’Agence du revenu du Canada ont été congédiés en cours d’enquête dans cette affaire, a appris La Presse. Selon nos informations, il s’agirait même de trois chefs de section, communément désignés MG6 dans le jargon de l’ARC.
Les trois gestionnaires, deux hommes et une femme, travaillaient au bureau de Laval. Le premier a quitté l’ARC en septembre 2013 et le second, en janvier 2014. Impossible de savoir la date de départ de la troisième personne, une femme.
L’ARC nous a confirmé que les trois fonctionnaires ne travaillent plus pour l’Agence, mais a refusé de nous indiquer si leur départ avait un lien ou pas avec une enquête sur les divulgations volontaires.
« Toutes les allégations d’inconduite d’employés sont prises très au sérieux et font immédiatement l’objet d’une enquête. Si une inconduite d’un employé est établie, les mesures disciplinaires prises à son encontre dépendent de la gravité de l’infraction et des circonstances du cas », s’est contentée de nous expliquer l’ARC par courriel, essentiellement.
Firme comptable
Par ailleurs, en plus du cabinet d’avocats Dentons, une autre firme de consultants a fait l’objet d’une perquisition de la GRC, a appris La Presse. Il s’agit du cabinet comptable Perreault, Wolman, Grzywacz, de la rue Ferrier, à Montréal. La perquisition a eu lieu il y a deux ans.
Joint au téléphone, l’associé William Grzywacz a confirmé cette information, mais indiqué que la visite de la GRC ne visait qu’un seul de leurs clients. « Nous n’avons rien à voir avec Jean Groleau ou Dentons et ne savons rien de l’enquête de la GRC. En ce qui nous concerne, le dossier est clos », a-t-il dit. (FV)
Le réseau parallèle aurait permis à certains contribuables délinquants qui faisaient une divulgation volontaire de réduire de presque la moitié la facture qu’ils devaient normalement payer aux autorités fiscales, selon nos informations.
Habituellement, les contribuables qui font une telle divulgation doivent passer par un processus strict, dont la facture est salée. La facture s’élève alors à environ 35% des revenus divulgués qui étaient camouflés à l’étranger. Or, il appert que le réseau parallèle pouvait ramener cette facture à environ 20%.
Par exemple, un contribuable qui devait déclarer un million de dollars de nouveaux revenus de son plein gré pouvait s’attendre à payer environ 350 000$ au fisc (montant dû plus les intérêts). Avec le réseau parallèle, la facture pouvait plutôt ressembler à 200 000$, environ, selon nos informations.
La facture varie évidemment au cas par cas et le fisc doit estimer, à chaque fois, quelle part des sommes en jeu constituent du capital qui avaient déjà été imposé et quelle part représente plutôt des revenus non déclarés.
Cela dit, impossible de savoir qui aurait profité de l’économie parmi les protagonistes (consultants, contribuables, fonctionnaires), par exemple 150 000$, ni comment la somme était répartie, le cas échéant.
Ni Revenu Canada, ni les avocats de la GRC ou du principal suspect n’ont voulu faire de commentaires.
- Enquête sur la corruption de fonctionnaires à l’Agence du revenu du Canada
- Méfaits présumés commis entre 2005 et 2013
- Sept individus, dont d’anciens vérificateurs
- Dossiers de divulgation volontaire d’une douzaine de contribuables
- Des comptes outre-mer de plusieurs millions
- 10 lieux perquisitionnés
- Une centaine d’autorisations judiciaires (perquisitions, écoute électronique, relevés d’appels téléphoniques, comptes bancaires, etc.)
- L’équivalent d’une dizaine de boîtes de documents saisis (clés USB, disques durs, documents papier)