Quel sera l’impact des témoignages rendus à la Commission Charbonneau?

Julie Gaudreault-Martel
2014-06-30 11:15:00
Le mandat de la Commission est d’examiner l’existence de stratagèmes de collusion et de corruption dans l’octroi et la gestion de contrats publics dans l’industrie de la construction et de dresser un portrait de ceux-ci. Le but est également de dresser un portrait de possibles activités d’infiltration du crime organisé dans l’industrie de la construction, d’examiner des pistes de solution et de faire des recommandations pour prévenir la collusion et la corruption dans l’octroi et la gestion des contrats publics.
Les commissions d’enquête sont formées pour établir des faits, découvrir la « vérité » relativement à des sujets de préoccupation. Elles doivent être indépendantes du gouvernement et agissent comme tel dans le cadre de leur mandat spécifique.
L’enquête n’est ni un procès criminel ni un procès civil. Elle ne mène ni à un verdict de culpabilité ni à une détermination de responsabilité ni à l’octroi de dommages. Les commissaires enquêtent sur les faits pertinents à leur mandat et tirent des conclusions factuelles de la preuve qui leur est présentée. Ils formulent des recommandations pouvant viser des changements législatifs, réglementaires ou organisationnels.
Les audiences sont publiques puisqu’il s’agit d’un principe de justice fondamentale. Pour établir les faits et découvrir la vérité, les commissaires ont le pouvoir d’assigner des témoins à comparaître devant eux pour témoigner ou pour produire des documents.
Au surplus, la Loi attribuant certains pouvoirs d’inspection et de saisie à la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, permet aux procureurs de la Commission, sur autorisation de la Commissaire, d’exiger la production de certains documents ou renseignements, d’autoriser l’inspection de certains lieux et d’autoriser un procureur ou un agent de la paix à s’adresser à un juge de paix pour permettre la recherche et la saisie de tout objet ou document pertinent au mandat de la Commission.

Lorsqu’un témoin reçoit une assignation à comparaître, il ne s’agit pas d’une demande ou d’une suggestion, mais bien d’une obligation. Au moment des audiences, les témoins sont obligés de répondre, mais il est mentionné dans la Loi sur les commissions d’enquête que nulle réponse ne peut être invoquée contre eux dans une poursuite en vertu d'une loi, sauf le cas de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires. Tous les témoins doivent prêter serment.
Les commissaires peuvent cependant, pour des raisons d’ordre public comme la protection des parties, des enquêtes policières en cours, de renseignements confidentiels ou privilégiés, et pour protéger le droit à un procès juste et équitable concernant des litiges existants ou à venir, prononcer des ordonnances de non-publication, de non-diffusion, ou même le huis clos. Il est intéressant de lire que les règles de protection puissent viser des litiges à venir et de voir comment ils seront interprétés par les tribunaux si des accusations sont portées par la suite.
Protégés ou non?
Ainsi, est-ce qu’un témoin qui avoue un crime ou une fraude devant la Commission Charbonneau peut être accusé de ce crime ou de cette fraude ? La réponse est oui !
Les enquêteurs, que ce soit au niveau de la police ou d’une vérification fiscale, ne pourront pas utiliser simplement un aveu devant la Commission comme preuve devant une cour. Cependant, la plupart des crimes ou des fraudes peuvent être prouvés autrement. Par exemple, d’autres individus pourraient fournir de l’information sur un témoin de la Commission. De plus, si un témoin a fait les mêmes aveux aux enquêteurs avant ou après son témoignage devant la Commission, la protection ne tient plus. À noter que la protection allouée à la personne qui témoigne n’est pas élargie à l’information concernant une autre personne que le témoin lui-même.
Il est donc clair que cette protection a ses limites et pour ces raisons, plusieurs témoins assignés ont fait des requêtes afin que leur témoignage soit non-publié, non-diffusé ou entendu à huis clos ou afin de leur éviter simplement de témoigner en vertu des règles de la Charte traitant du principe de non-incrimination (art.7).
Malgré une certaine protection des témoignages rendus devant la Commission, les autorités fiscales pourront s’y référer dans le cadre d’une enquête ou d’une vérification fiscale (ou du moins s’en inspirer!) portant sur le témoin lui-même ou sur un contribuable mentionné dans le cadre du témoignage. Le contribuable qui est appelé à comparaître, et qu’il sait qu’il aura à révéler certains faits relatifs à ses revenus, aurait alors intérêt à demander à ce qu’il soit entendu à huis clos. Il devra alors faire la preuve qu’il risque de subir une enquête au niveau criminelle et que celle-ci pourrait se solder par un procès, ce qui ne sera pas une mince tâche!
Si un témoignage est entendu devant la Commission, les autorités fiscales auront alors à déterminer le type de vérification fiscale qu’elles veulent entreprendre à l’encontre d’un contribuable puisqu’une vérification ne dispose pas des mêmes moyens que lorsque la vérification a pour « objet prédominant » une enquête criminelle visant une infraction d’évasion fiscale. (Arrêt Jarvis)
À titre d’exemple, nous avons pu constater que l’AMF se réfère aux témoignages rendus dans le cadre de la Commission Charbonneau pour appuyer ou teinter ses décisions rendues en vertu de la Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics concernant les demandes d’autorisation.
Ainsi, malgré le fait qu’il y ait une disposition relative à la protection du témoignage donné dans le cadre d’une commission d’enquête, les témoins ou les gens visés ne seraient pas à l’abri d’une décision refusant leur autorisation en matière de contrats publics. En matière de vérification fiscale, administrative ou civile, le fisc verra sûrement à compléter celle-ci par la voie de demande péremptoire ou demande de documents auprès du contribuable.
À partir du moment où un projet de cotisation est émis auprès du contribuable, il devient alors primordial d’avoir accès au dossier des autorités fiscales afin d’analyser l’ensemble de la preuve qu’elles ont au dossier et également s’assurer que le projet de cotisation n’est pas basé uniquement sur un aveu.
Qu’en est-il si la cotisation est basée sur des allégations ou des témoignages rendus par des tiers dans le cadre de la Commission? Il est clair que la question de l’immunité doit être écartée puisque la protection est offerte à celui qui témoigne à la Commission et ne visent pas ceux qui sont « mentionnés » dans le cadre de la Commission Au surplus, ces seuls témoignages ne peuvent pas être avérés comme étant des faits, même si la Commissaire les considère comme étant la « vérité » puisqu’il y aura lieu de valider ces faits avec d’autres éléments de preuve dans le contexte de la vérification fiscale. Au surplus, cette preuve constituerait du ouï-dire d’où la nécessité de s’appuyer sur d’autres éléments de preuve. Au niveau de l’accès à l’information, il se peut que l’information soit difficilement accessible puisqu’il s’agit d’information provenant de tiers (que l’on pourrait comparer à une dénonciation par un tiers) et les autorités fiscales pourraient refuser de communiquer les détails des informations recueillies suivant les restrictions à la communication prévue par les lois (art. 23 et suiv. de la Loi sur l’accès et art. 69.0.0.3 L.A.F.). Cet élément soulève une problématique de l’accès à l’information puisque pour être en mesure de rencontrer le fardeau de preuve, le contribuable se retrouve avec peu de moyens pour contester un avis de cotisation au niveau des oppositions par exemple. À ce moment, il y aurait place à un argument pour renverser le fardeau de preuve si l’information est tenue confidentielle ou cachée par les autorités fiscales jusqu’à procès.
Quand le fisc s’en mêle…
En ce qui a trait aux vérifications visant une possible infraction criminelle d’évasion fiscale, il est clair que le fisc devra mener une enquête beaucoup plus poussée et ne pas se fier uniquement à un témoignage fait dans le cadre de la Commission. La Cour suprême a déterminé que lorsqu’une vérification a pour « objet prédominant » d’établir une responsabilité pénale, les autorités fiscales doivent renoncer à leurs pouvoirs civils d’inspection (comme par exemple l’usage de demande péremptoire) puisque le critère du simple soupçon qu’une infraction ait été commise n’est pas approprié dans ce cas. Nous rappelons que dans le cas d’une enquête, le contribuable dispose d’une protection contre l’auto-incrimination et pour cette raison les moyens d’obtenir la preuve sont différents.
Le fisc pourrait alors se rabattre sur une vérification administrative puisqu’il a été reconnu par les tribunaux que le critère de « l’objet prédominant » n’empêche pas celui-ci de mener une enquête criminelle et une telle vérification.
Cependant, étant donné la nature des témoignages rendus à la Commission Charbonneau, les autorités fiscales seront sûrement attentives aux révélations des stratagèmes frauduleux en matière fiscal et verront à entamer les enquêtes nécessaires pour piéger les coupables. D’où l’importance pour les contribuables qui témoignent à la Commission demander à celle-ci de leur octroyer une certaine protection. Pour ce qui est des enquêtes qui ne pourront être complétées avec une preuve suffisante, il est donc à prévoir que les autorités fiscales se rebattent sur des vérifications administratives. Le fisc devra cependant conjuguer avec un fardeau de preuve probablement plus élevé puisque les faits relatés réfèrent souvent à des périodes qui sont à l’extérieur des délais normaux de cotisation.
Sur l’auteure
Julie Gaudreault-Martel est une avocate spécialisée en litige fiscal et associée du bureau de Montréal de BCF. Elle travaille notamment dans les domaines qui touchent la fiscalité des entreprises, des individus, des taxes à la consommation et intervient dans toute question de droit liée aux litiges et négociations en matière fiscale.