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Judiciariser l’itinérance n’est pas une solution

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Marie-Eve Sylvestre Et Céline Bellot

2018-06-11 13:15:00

Selon ces deux femmes, la judiciarisation de l’itinérance est une pratique contre-productive, coûteuse et attentatoire aux droits fondamentaux…
Marie-Eve Sylvestre est professeure titulaire à la Faculté de Droit Civil de l’Université d’Ottawa.
Marie-Eve Sylvestre est professeure titulaire à la Faculté de Droit Civil de l’Université d’Ottawa.
Dans le sillon creusé par le mouvement #MeToo, les deux dernières années ont été particulièrement riches en dénonciation des violences sexuelles et interpersonnelles vécues le plus souvent par des femmes.

Pourtant, l’actualité de la dernière semaine a révélé comment la violence structurelle et institutionnelle demeure aussi un enjeu pour les populations marginalisées. Soulignons le courage de Madame Valérie Brière d’avoir dénoncé dans les journaux la peine d’emprisonnement pour non-paiement d’amende de 101 jours qui lui a été imposée.

Il est courageux pour une femme de rapporter publiquement un épisode d’itinérance tant la honte et le stigma associés à cette condition sociale demeurent puissants pour les femmes. Il est courageux pour une femme d’avouer avoir reçu quelques constats d’infractions pour avoir, dans un contexte de pauvreté, quêté et fait du squeegee. Pourtant, au-delà de ce cas exemplaire d’injustice, nos recherches ont pu montrer depuis de nombreuses années, y compris dans le contexte de la Ville de Québec, à quel point l’emprisonnement pour non-paiement d’amende, mais plus globalement la judiciarisation de l’itinérance est une pratique contre-productive, coûteuse et attentatoire aux droits fondamentaux.

En effet, ces pratiques policières et judiciaires sont d’abord et avant tout des pratiques de profilage social, qui ont des effets disproportionnés et discriminatoires en regard des comportements qu’elles visent à réprimer.

Songeons : 101 jours de prison pour une dette de plus de 2000 $ associés à cinq constats d’infraction. Au bas mot économique, cet emprisonnement aurait coûté près de 22 000 $ en regard des données des services correctionnels, remis lors de l’étude des crédits 2015-2016, sur le coût journalier de l’emprisonnement (101 jours X 213 $/jour pour la prison de Québec = 21 513 $). Mais plus encore, le coût social et humain pour cette mère en termes de perte éventuelle de logement, de perte de revenus, mais bien davantage de perte de garde des enfants et de ruptures de liens avec son réseau de soutien. Cette répression excessive en vaut-elle vraiment la peine?

La Cour municipale de Montréal a jugé que non depuis 2004. Une recherche montrait que 75 % des contraventions émises auprès des populations en situation d’itinérance à Montréal se terminaient par un emprisonnement pour non-paiement d’amende, alors même que les politiques pénales affirment depuis de nombreuses années que l’emprisonnement doit être une peine de dernier recours.

Le moratoire sur l’emprisonnement pour non-paiement d’amende à Montréal n’a pas créé de difficultés majeures, bien au contraire. Cette pratique a été considérée comme une pratique prometteuse à valoriser et à propager dans le reste du Québec dans le cadre de la Politique gouvernementale en matière d’itinérance. La Commission Viens sur les relations entre les Autochtones et certains services publics a demandé aussi cet automne à ce que les villes mettent un frein à l’emprisonnement pour non-paiement d’amende. La ville de Val-d’Or a d’ailleurs accepté cet appel à l’action et imposé un moratoire.

Alors que fait la Ville de Québec? La Cour municipale de Québec a pourtant mis sur pied un programme de déjudiciarisation, le programme IMPAC, dont un des objectifs était de mettre fin à l’emprisonnement pour non-paiement d’amende, il y a quelques années. Force est de constater qu’il y a un problème majeur avec le programme car la situation de Madame Brière témoigne exactement des effets délétères de cette pratique abusive de l’emprisonnement pour non-paiement d’amende.

La Ville de Québec devrait de manière urgente agir en conformité avec ses propres mécanismes de déjudiciarisation et les orientations claires des politiques et des plans d’action en matière d’itinérance. Il ne s’agit pas ici de penser moralement comment les personnes doivent ou peuvent se sortir d’une situation d’itinérance, mais d’agir dans le respect des droits fondamentaux des personnes à être traitées de manière égale, juste et proportionnée. Or, la judiciarisation et l’emprisonnement pour non-paiement d’amende demeurent des pratiques discriminatoires associées à un profilage social.

Emprisonnement inconstitutionnel

Céline Bellot est directrice de l’École de travail social de l’Université de Montréal.
Céline Bellot est directrice de l’École de travail social de l’Université de Montréal.
Il importe de rappeler que sur le plan juridique, l’emprisonnement pour non-paiement d’amende en cas d’incapacité de payer a été jugé inconstitutionnel par plusieurs tribunaux canadiens car attentatoire aux droits et libertés fondamentaux. C’était aussi l’avis de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse en 2009 lorsqu’elle s’est prononcée sur le profilage social dont sont victimes les personnes en situation d’itinérance.

Finalement, soulignons que dans une décision de 2015, la Cour d’appel du Québec a rappelé que la table de conversion d’un jour d’emprisonnement pour 21 $ de dettes judiciaires utilisé ici dans le cas de Madame Brière n’est pas obligatoire et que, plus largement, les juges doivent pouvoir exercer leur pouvoir discrétionnaire pour s’assurer que les peines prononcées notamment en matière d’emprisonnement soient proportionnelles aux faits reprochés. Manifestement, 101 jours d’emprisonnement ne le sont pas.

Et finalement que fait aussi le gouvernement du Québec? La révision du Code de procédure pénale tarde depuis déjà trop longtemps. Il est temps que Québec l’abolisse et mette fin à ces situations les plus injustes les unes que les autres.

Reconnaissons enfin, avec le peu de moyens dont ils disposent, le travail acharné de la Clinique Droit de Cité à Québec, la Clinique Droits Devant ou la Clinique du Centre de justice des Premiers Peuples à Montréal et le service juridique du Centre amitié autochtone de Val-d’Or.

En assurant un accompagnement social nécessaire aux populations marginalisées pour faire face à une machine institutionnelle judiciaire toute puissante, ces acteurs construisent au quotidien en partenariat avec des procureurs de la Couronne, des juges, une autre manière de répondre aux pratiques de judiciarisation, en soutenant les processus de rétablissement des personnes plutôt que de les réduire à néant. Il est urgent que l’ensemble des villes québécoises s’inscrive dans cette voie pour mettre fin à ces violences institutionnelles subies par les plus démunis de notre société.

Marie-Eve Sylvestre est professeure titulaire à la Faculté de Droit Civil de l’Université d’Ottawa. Elle enseigne le droit pénal, le droit des peines et la théorie du droit dans une perspective critique et multidisciplinaire. Elle détient un baccalauréat en droit de l’Université de Montréal (LL.B. 1999 : Médaille d’or de la Faculté) et d’une maîtrise et un doctorat en droit de la Faculté de droit de l’Université Harvard (LL.M. 2002; S.J.D. 2007).

Céline Bellot est directrice de l’École de travail social de l’Université de Montréal. Elle développe des recherches entourant la judiciarisation des populations itinérantes au Canada et des populations en situation de pauvreté.
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